Les manières dangereuses dont nous ajoutons aux Écritures

L’autorité des Écritures

Les pharisiens se démarquaient par leur haute opinion des Écritures. En effet, lorsque nous les comparons aux sadducéens – l’autre grande secte juive à laquelle il est fait référence dans les Évangiles – les premiers pourraient être qualifiés de conservateurs, alors que les seconds semblent être les libéraux. « Car les sadducéens disent qu’il n’y a point de résurrection, et qu’il n’existe ni ange ni esprit, tandis que les pharisiens affirment les deux choses » (Ac 23.8). Néanmoins, ce n’est pas comme si les pharisiens s’en tenaient aux Écritures tandis que les sadducéens s’en détournaient. Là où les sadducéens retranchaient des passages des Écritures, les pharisiens y ajoutaient. Ces derniers étaient, avant tout, un peuple de tradition. Ils considéraient que, sur le mont Sinaï, Dieu avait donné à Moïse plus que la loi : il lui avait aussi donné un ensemble de traditions qui avaient ensuite été transmises oralement de génération en génération. Ces traditions, conservées sous forme écrite dans la Mishnah (et complétées par son commentaire, la gémara), constituent le Talmud. Les pharisiens considéraient que le Talmud avait une autorité équivalente à celle des Écritures. Ainsi, les mêmes targums rabbiniques qui décrivaient Dieu comme s’affairant à l’étude des Écritures pendant le jour, le décrivent comme s’affairant à l’étude de la Mishna pendant la nuit[1]. Il n’est donc pas surprenant de lire que « des pharisiens et des scribes vinrent de Jérusalem auprès de Jésus, et dirent : Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? » (Mt 15.1,2.)

Ainsi, bien que les pharisiens affirmaient la fiabilité des Écritures, dans les faits, ils ne la considéraient pas comme étant la parole de Dieu faisant autorité. C’est pourquoi Jésus pouvait leur répondre : « Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu au profit de votre tradition ? » (Mt 15.3.) Vraisemblablement, la réponse à cette question serait qu’ils avaient, par la tradition, modifié le commandement de Dieu afin d’espérer se justifier. Mais nous reviendrons sur ce point plus tard. Malgré tout le zèle avec lequel ils révéraient les Écritures, ils ne lui accordaient aucune autorité. Concrètement, leurs traditions – et l’interprétation des Écritures faites par leurs traditions – faisaient autorité.

Les pharisiens ne sont pas les seuls à agir ainsi. Le réformateur anglais Hugh Latimer décrivait l’un des grands objectifs de l’œuvre de Satan, au cours de l’histoire de l’Église, est d’éclipser la Parole de Dieu par les traditions humaines. C’est ainsi que, dépeignant le diable sous les traits d’un des plus diligents des prédicateurs de toute l’Angleterre, il expliquait : « Son rôle est d’entraver la religion, de maintenir la superstition, d’instaurer l’idolâtrie […] Là où le diable réside et fait avancer sa charrue, les livres sont remplacés par les cierges […] Les traditions humaines et leurs lois sont élevées, les traditions divines et sa très sainte Parole sont abaissées[2]. »

Il est parfois évident que les opinions humaines l’emportent sur les Écritures. C’est notamment le cas lorsqu’un prédicateur utilise la Bible simplement comme point de départ d’une digression sur ses propres opinions ou observations culturelles. Ou lorsque ses opinions ont pour seule autorité sa propre sagesse ou une révélation privée qu’il aurait reçue. Ou encore lorsque les « amens » bruyants de la congrégation semblent orienter la direction dans laquelle va son sermon. Dans de telles situations, il est possible que l’on ait une sensation désagréable de l’instrumentalisation des Écritures, qui ne sont plus considérées comme irrévocables.

Pourtant, il est rare que cela saute aux yeux si l’on est d’accord avec les propos du prédicateur. En effet, le véritable pouvoir des traditions réside dans leur capacité à créer des cultures. Tandis que les excentricités des autres cultures peuvent sembler aveuglantes – voire amusantes – la sienne paraît relever du bon sens. La « culture » se présente alors comme quelque chose que seuls les autres possèdent. Ses traditions et ses principes font partie de l’air ambiant que l’on respire, leur familiarité attestant de leur bien-fondé. Et étant si manifestement et incontestablement juste, sa propre culture se trouve revêtue d’une valeur théologique. Et ceux qui sont différents deviennent immédiatement suspects.

Les évangéliques peuvent facilement ressentir une certaine innocence satisfaisante à ce propos. Après tout, on se dit, en tant qu’évangéliques, de simples chrétiens bibliques. Bien sûr d’autres peuvent tomber dans ce travers, pense-t-on, mais la suspicion à l’égard des traditions extrabibliques est quelque chose qui coule dans nos veines. Notre méfiance à l’égard des traditions n’est-elle pas précisément ce qui nous distingue en tant qu’évangéliques ? C’est pour cette raison que beaucoup qui disent vouloir un message « purement » biblique se méfient de la théologie. Pourtant, le biblicisme de l’évangélisme (qui n’a rien d’évangélique), résumé dans le slogan « pas de credo autre que la Bible » crée lui-même des traditions[3]. L’on peut rechercher une lecture « juste », « naturelle » du texte pour délibérément lire la Bible loin des voix « polluantes » des théologiens et des commentateurs, tout en étant parfaitement inconscient que sa propre interprétation des Écritures est biaisée. C’est ainsi que, en l’absence de remise en question, une lecture déchue, théologiquement immature et culturellement façonnée acquiert toute l’autorité des Écritures elle-même. Aussi, l’interprétation excentrique du pasteur, qui reste sourd à la nuée de témoins de l’histoire de l’Église, fait-elle incontestablement autorité. Il devient de plus en plus puissant grâce à son onction évidente, tandis que son Église devient de plus en plus insensible à tout, sauf à ce qui vient de lui et qui est bien sûr appuyé par des textes bibliques. Un tel biblicisme aboutit à rendre l’interprète – et non les Écritures – souverain.

Les pages de l’histoire de l’Église sont jonchées d’hérétiques qui se vantaient de leur dévotion envers les Écritures, mais qui ne voyaient pas que leur langage biblique dissimulait une pensée non biblique. Prenons l’exemple des ariens du ive siècle et des sociniens des xvie et xviie siècles. En lisant leurs arguments, l’on est frappé par une avalanche de versets bibliques, ce qui donne l’impression que leur raisonnement avait pour base les Écritures. Mais à y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que les Écritures n’étaient utilisées que pour étayer des conclusions qui leur paraissaient « raisonnables ». Aussi les sociniens recommandaient-ils comme principe d’exégèse de rejeter « toute interprétation qui répugne au bon raisonnement, ou qui implique une contradiction[4] ». Un tel principe impliquait qu’un seul Dieu ne saurait être trois personnes. C’est donc sur la base de ce « bon raisonnement » – et non des Écritures – qu’ils ont rejeté la Trinité. Bien qu’ils aient utilisé les Écritures pour défendre leur cause, le « bon raisonnement » – et non les Écritures – a eu raison d’eux.

De la même manière, les évangéliques peuvent dissimuler leur rationalisme, leur expérientialisme ou leur pragmatisme sous un langage biblique et s’auto-convaincre ainsi d’être véritablement fidèles à la Bible. Ce qui prime, avant tout, devient le ressenti, l’éducation et ce qui semble raisonnable. Les Écritures ne sont donc là que pour confirmer ce que l’on croit déjà mais pour d’autres raisons.

Comment les traditions favorisent le tribalisme

Par définition, les pharisiens n’étaient pas des hommes comme les autres. Leur nom même semble être dérivé d’un mot signifiant « ceux qui sont séparés ». Ils formaient un « parti » ou une « secte » (Ac 15.5 ; 26.5), extrêmement fiers de l’héritage et des traditions qui les distinguaient. Ils avaient Abraham pour père (Jn 8.33,39 et 53) et des traditions qui leur servaient de rempart pour préserver et proclamer leur identité singulière. Ce sont ces mêmes traditions qui les ont isolés et ont fait d’eux la faction qu’ils sont devenus.

Le tribalisme est la conséquence inévitable lorsque l’on permet à la tradition – ou à quoi que ce soit d’autre – d’être sur un pied d’égalité avec la Parole de Dieu. Adopter une bannière de ralliement autre que l’Évangile revient à sacrifier l’unité évangélique. Une telle élévation de la tradition conduit à rebâtir les vieux murs de séparation tribaux qui avaient été renversés à la croix (Ép 2.14-16), et à promouvoir des blocs d’uniformité au lieu de l’unité. Ainsi, chaque groupe développe subtilement son propre argot, son dialecte particulier, ses schibboleths et ses expressions. Ses membres adoptent le babillage, le code vestimentaire en vogue ; ils parlent et marchent d’une manière à imiter leurs dirigeants. Comme l’illustrait si bien C. S. Lewis, à l’image du péquenaud, ils développent « la conviction profonde d’un adolescent ignorant qui croit que son village (le seul qu’il connaisse) est le centre du monde et qu’il fait tout de la seule bonne manière[5] ». Cette ignorance les pousse à considérer les habitants des autres villages comme étant de plus en plus étranges et égarés. Puisqu’ils sont loin de leurs yeux et de la compréhension qu’ils peuvent en avoir, ils finissent par les diaboliser.

Chaque tribu ne percevant pas comment elle amalgame l’Évangile à sa propre tradition, le processus ne fait que se renforcer naturellement. L’attrait d’une tradition se limitant aux personnes issues de la même culture, il devient difficile pour la tribu en question de communiquer avec ses voisins les plus proches. Il n’y a donc rien d’étonnant que cette communication soit impossible avec ceux qui se trouvent sur un autre continent. Et ainsi de suite : plus l’uniformité est réconfortante, plus la culture est familière, plus les Écritures sont reléguées au second plan. Les coutumes, les personnalités et les peccadilles triomphent. La Bible, qui aura perdu sa valeur suprême et d’autorité, sera utilisée pour prouver la légitimité d’une culture donnée. Plus ce mécanisme se reproduira, plus les dirigeants humains auront une influence et un contrôle incontestés de leurs fiefs au sein desquels, pour se faire accepter, les autres se démèneront.

La tribalisation a donc un effet étrangement déformant, qui conduit ceux qui y souscrivent à avaler des chameaux tout en filtrant les moucherons culturels. La mentalité villageoise fait des dirigeants médiocres des géants d’une grande importance et dotés de grandes capacités. Les petites mares abritent de gros poissons. Ainsi, revêtus d’une telle importance, il leur est difficile de ne pas exercer une influence démesurée et de ne pas conférer à leurs moindres opinions une autorité exaspérée. Ils en viennent même à éclipser Christ aux yeux de leurs acolytes qui les craignent autant, si ce n’est plus, que Dieu. Mais c’est là une source d’insécurité pour les tribus qui se définissent par leurs dirigeants ou leur culture plus que par Christ : elles ont un besoin vital de délimiter leur territoire. Elles se replient sur elles-mêmes et s’opposent nécessairement aux autres groupes qu’elles imaginent être dans l’erreur.

L’espérance et la gloire

À la toute fin du Le pélerinage du chrétien à la cité céleste de John Bunyan, Chrétien regarde en arrière depuis la cité céleste et voit un homme appelé Ignorance s’approcher de la porte.

Ignorance se mit à frapper, ne doutant pas qu’il ne fût admis sans difficulté. Mais les hommes qui regardaient d’en haut, par-dessus la porte, lui demandèrent d’où il venait et ce qu’il faisait. « J’ai mangé et bu en présence du Roi » leur dit-il, « et il a enseigné dans nos rues ». Ils lui demandèrent son passeport afin qu’ils pussent le montrer au Roi. Il fouilla dans sa poche pour en chercher un mais il n’en trouva pas[6].

Comme il n’y avait rien « dans sa poche », on ordonna à deux anges « d’aller le prendre, de lui lier les mains et les pieds et de l’emporter[7] ». C’est ainsi que Chrétien apprenait la dernière leçon du livre : « Alors je vis que de la porte de la Cité céleste, aussi bien que de la ville de Perdition, il y a un chemin qui conduit aux enfers[8]. » Il s’agit d’un avertissement pour tous ceux qui se considèrent comme des chrétiens fidèles à la Bible. En effet, les Écritures sont comme la porte du Ciel qui donne sur la gloire de Dieu. Pourtant, l’on peut frapper aux portes de la lettre tous les jours tout en restant avec un cœur vide et rien dans la poche.


Cet article est tiré du livre : Les pharisiens évangéliques de Michael Reeves


[1]Edersheim, The Life and Times of Jesus the Messiah, p. 15.

[2] Hugh Latimer, « Sermon of the Plough », dans Sermons of Hugh Latimer [« Sermon sur la charrue », dans Sermons de Hugh Latimer], trad libre, Cambridge, The University Press, 1844, p. 70-71.

[3] En guise de clarification, le sola Scriptura n’est pas la même chose que de refuser tout credo autre que la Bible. Il affirme que les Écritures seules ont l’autorité suprême. Nous devrions écouter d’autres voix et d’autres autorités, telles que les credos de l’Église. Le sola Scriptura affirme simplement que toute autre autorité doit s’incliner devant les Écritures, et non l’inverse. Pour en savoir plus, voir Michael Reeves, Le peuple de l’Évangile : un appel en faveur de l’intégrité évangélique, Trois-Rivières, Québec, Éditions Cruciforme, p. 28-32.

[4] The Racovian Catechism [Le catéchisme racovien], trad. libre, Londres, Longman, Hurst, 1818, p. 18.

[5] C. S. Lewis, Studies in Medieval and Renaissance Literature [Études de la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance], trad. libre, Cambridge, Cambridge University Press, 1966, p. 138.

[6] Le pélerinage du chrétien à la cité céleste : décrit sous la similitude d’un songe, Philadelphie, Presbyterian Board of Publication, 1800, p. 234-235.

[7] Ibid., p. 235.

[8] Id.