La foi évangélique a-t-elle une histoire ?

« J’entends prouver, écrivait John Stott, que la foi évangélique n’est rien d’autre que la foi chrétienne historique : elle constitue le christianisme originel, biblique et apostolique[1]. » Il affirme qu’il ne s’agit pas d’une rivière découlant du courant principal du christianisme, mais bien du courant principal et original lui-même : le christianisme des apôtres, du symbole des Apôtres et du symbole de Nicée. J. I. Packer décrit de la même manière la foi évangélique comme n’étant « en principe rien d’autre que le christianisme lui-même. Les détracteurs, eux, la qualifient de nouvelle hérésie. Nous donnerons donc des raisons de la considérer comme la plus ancienne orthodoxie. […] La foi évangélique, dans sa forme la plus pure, est la plus authentique des catholicités[2]. » Tous deux font écho à J. C. Ryle, qui affirmait « qu’une religion, pour être véritablement ‟évangélique” et véritablement bonne, doit reposer sur l’Évangile, tout l’Évangile, et rien que l’Évangile, tel que Christ l’a prescrit et l’a exposé aux Apôtres[3] ». Et si la foi évangélique est effectivement un retour au christianisme tel qu’il était à son fondement, n’est-elle pas justement la plus ancienne orthodoxie des apôtres ?

            Et pourtant, dans la plupart des discussions modernes sur la foi évangélique, elle est présentée comme un phénomène relativement récent : tantôt une branche chrétienne du xxe siècle qui se distingue du fondamentalisme, tantôt l’héritage des revivalistes du xviiie siècle. Tout cela nourrit la suspicion avérée de John Henry Newman, qui disait à raison : « S’enfoncer dans l’histoire, c’est cesser d’être un protestant[4]. » En effet, si la foi évangélique n’est rien de plus qu’une nouveauté historique, elle n’a guère le droit d’exiger une allégeance à long terme. Après tout, quoi de plus normal que de jeter sans scrupule quelque chose de bon marché lorsqu’il ne fonctionne plus ?

            Le problème vient surtout du fait que les historiens se plaisent à suivre le mouvement évangélique en pistant l’utilisation du mot évangélique. En utilisant cette approche, on retrouve des évangéliques avant la Réforme, comme John Wycliffe, le « médecin evangelicus ». Mais le véritable essor de la pensée évangélique ne commence qu’au xvie siècle, lorsque les premiers réformateurs (avant d’être qualifiés de protestants, luthériens ou calvinistes) sont appelés les « Evaungelicalles[5] ». L’usage de cette appellation se développe ensuite tout au long de la période puritaine, jusqu’au xviiie siècle où nous la voyons utilisée largement par et pour des hommes comme George Whitefield, les frères Wesleys, Jonathan Edwards et Charles Simeon. Dans le siècle suivant, l’Alliance évangélique mondiale est fondée en 1846 et le mouvement évangélique commence à prendre une allure moderne, avec une définition plus précise établie par la National Association of Evangelicals dans les États-Unis du xxe siècle. Vu ainsi, il est trop facile de faire ressortir les différences d’un âge à l’autre, et de donner l’impression que le terme évangélique est d’une élasticité infinie. De fait, alors qu’il servait à se distinguer du catholicisme au xvie siècle, il souligne au xviiie siècle l’opposition aux formes traditionnelles et formelles de la religion, et finit par devenir, un siècle après, l’alternative à la pensée libérale. Pire encore, il semblerait qu’avant 1800 environ, le mot évangélique était un adjectif avant d’être un nom, ce qui le rend encore plus difficile à définir.

L’utilisation historique de ce terme indique en réalité l’existence d’une véritable continuité à travers les siècles. Mais si nous ne nous y attardons pas, nous risquons de passer à côté de la force de cette continuité. En effet, si nous nous en tenions uniquement à l’utilisation historique du mot, nous ne verrions pas à quel point George Whitefield (1714-1770) était redevable à Henry Scougal (1650-1678) ; William Grimshaw (1708-1763) à John Owen (1616-1683) ; Charles Spurgeon (1834-1892) aux puritains ; ou encore Calvin (1509-1564) à Augustin (354-430). Par ailleurs, le fait même que le mot évangélique ait eu tendance à être utilisé comme adjectif nous en dit davantage que toute énumération des applications faites de cette appellation au cours du temps. Cela nous montre que les racines de la foi évangélique sont plus profondes que l’usage du nom lui-même. Être évangélique signifie être fidèle à l’Évangile. Cette réalité peut bien entendu varier en fonction des enjeux et des défis de l’époque à laquelle l’on se trouve : ainsi, être fidèle à l’Évangile revêt un sens légèrement différent dans un contexte catholique romain où la justification par la foi seule n’est pas reconnue, ou bien dans un contexte libéral où la véracité des Écritures n’est pas admise non plus. Pour le contexte catholique romain, un travail apologétique plus important sera nécessaire concernant la justification ; pour le contexte libéral, il sera plus pertinent d’insister sur la fiabilité de l’Écriture. La différence entre les deux n’induit pas une absence de racines, mais un manque de fidélité.

C’est de cette façon que les « premiers » évangéliques – c’est-à-dire les réformateurs – voyaient la foi évangélique. Considérons, par exemple, l’usage que la Seconde Confession helvétique fait de cette expression : « La prédication, de même, et les écrits apostoliques – où les apôtres exposent comment le Père nous a donné son Fils et, par lui, tout ce qui touche à la vie et au salut – sont à bon droit appelés doctrine évangélique[6]. » Dans leur volonté d’être évangéliques, les réformateurs ne cherchaient pas à se conformer à une tradition ou à un parti en particulier. Ils ne cherchaient pas non plus à être novateurs d’une quelconque manière. « Nous n’enseignons rien de nouveau, déclarait ainsi Luther, mais ne faisons que répéter et confirmer les doctrines d’antan[7]. » Suivant le même raisonnement, Jean Calvin, lorsqu’il a été accusé d’innovation par l’Église catholique romaine, a répondu :

Nous sommes bien plus fidèles au christianisme de l’Antiquité que vous ne l’êtes. Nous avons simplement cherché à renouveler cette ancienne forme d’Église qui, d’abord souillée et déformée par des hommes illettrés au caractère indifférent, a ensuite été flagellée et presque détruite par le Pontife romain et ses factions[8].

C’est pourquoi le professeur de théologie Kenneth J. Stewart démontre, dans son livre In Search of Ancient Roots (À la recherche des racines anciennes), que l’impulsion évangélique au sein du christianisme remonte au temps des apôtres[9]. Et bien que chaque tradition chrétienne ait évolué à certains égards au fil des siècles, ce qui caractérise la véritable foi évangélique, c’est son désir de constamment se réformer, non pas pour se conformer à chaque nouvelle ère (comme d’autres mouvements pourraient le faire), mais pour rester fidèle à l’Évangile en dépit des défis particuliers et propres à chaque époque.


Cet article est extrait du livre : « Le peuple de l’Évangile » de Michael Reeves


[1] Michael Reeves et John Stott, The Reformation: What You Need to Know and Why [La Réforme : ce que vous devez savoir et pourquoi], trad. libre, Peabody, Hendrickson, 2017, p. 31.

[2] James Innell Packer, “Fundamentalism” and the Word of God [Le « fondamentalisme » et la Parole de Dieu], trad. libre, Leicester, Inter-Varsity Fellowship, 1958, p. 22.

[3] John Charles Ryle, Knots Untied [Défaire les nœuds de la théologie chrétienne], trad. libre, Londres, Chas. J. Thynne, 1900, p. 19.

[4] John Henry Newman, Essay on the Development of Christian Doctrine [Essai sur le développement de la doctrine chrétienne], trad. livre, Londres, Tooley, 1845, p. 8.

[5] Peter Marshall, « Evangelical conversion in the reign of Henry VIII »[La conversion évangélique sous le règne d’Henry VIII], trad. libre, dans The Beginnings of English Protestantism [Les débuts du protestantisme anglais], P. Marshall et A. Ryrie, éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 14-37.

[6] Henri Bullinger, La Seconde Confession helvétique, chap. 13, art. 83, Zurich, 1566, republiée sur le site Internet de la Haute école de théologie, < https://www.het-pro.ch/wp-content/uploads/2017/02/1566-Confession-helvétique-postérieure.pdf > (page consultée en février 2023).

[7] Martin Luther, Lectures on Galatians [Commentaire de l’Épître aux Galates], trad. libre, 1535, chapitres 1 à 4, vol. 26, dans Luther’s Works [Œuvres complètes de Martin Luther], Jaroslav Jan Pelikan, Hilton C. Oswald et Helmut T. Lehmann, éd., Philadelphie, Fortress, 1999, p. 39.

[8] Jean Calvin, « Reply to Sadoleto » [Réponse à Jacques Sadolet], trad. libre, dans Jean Calvin et Jacques Sadolet, A Reformation Debate, John C. Olin, éd., Grand Rapids, Mich., Baker, 1966, p. 62.

[9] Kenneth J. Stewart, In Search of Ancient Roots: The Christian Past and the Evangelical Identity Crisis [À la recherche des racines anciennes : le passé du christianisme et la crise identitaire des évangéliques], Londres, Appolos, 2017.