Le mouvement évangélique aujourd’hui est-il réellement évangélique ?

Un sondage mené en 2020 montre que 30 % des Américains « évangéliques » croient que Jésus n’est pas Dieu ; 65 % s’imaginent qu’il est le premier être créé par Dieu ; 46 % pensent que le Saint-Esprit n’est qu’une force et non une personne ; et, en tout état de cause, 23 % estiment que les croyances sont une affaire d’opinions et non de vérités objectives[1]. Ces résultats sont peut-être discutables, mais il faut retenir qu’un grand nombre des « évangéliques » autoproclamés aux États-Unis pourraient bien ne pas être des évangéliques fermes dans leur foi.

Ces statistiques seraient sans doute moins importantes dans d’autres régions du monde, où la foi « évangélique » a une place moins importante dans la culture. Mais même dans ces zones, le tableau est souvent loin d’être rose. Les histoires de dirigeants évangéliques abusifs et égocentriques concernent de nombreux pays, et elles ne sont probablement que les symptômes les plus visibles d’un malaise bien plus profond. La même vacuité spirituelle qui est à l’origine des chutes dramatiques et très médiatisées de personnalités chrétiennes célèbres entrave également le culte sincère de nos Églises. Elle nous vole le courage dont nous sommes censés faire preuve devant l’opposition, ouvre la voie aux charlatans qui diffusent un faux évangile, et incite les Églises à adopter des mesures défensives dans leur gestion et à envisager la vie chrétienne de manière creuse et purement pragmatique. En résumé, même parmi les « évangéliques » qui prétendent confesser la foi de l’Évangile, certains peuvent se montrer indignes de cette appellation.

C’est pourquoi je pense que non, la foi évangélique telle que nous l’observons aujourd’hui n’est pas véritablement, ou du moins pas pleinement évangélique. Dans le pire des cas, l’expression « évangélique » est employée pour qualifier quelqu’un qui ne croit pas à la Trinité ; il est alors difficile de savoir ce que le terme signifie, et donc peu étonnant que beaucoup s’en distancient. Au mieux, aucun évangélique ne correspond à la définition et personne n’est complètement représentatif du peuple de l’Évangile.

Nous ne devons toutefois pas chercher à nous justifier ou à passer les problèmes sous silence. Il est contraire au message de l’Évangile que nous chérissons de nous laisser aller à l’autojustification. Rappelons-nous plutôt que la voie évangélique ne consiste pas à tolérer ou à fuir, mais à se repentir et se réformer. En effet, la foi évangélique est un mouvement qui repose sur l’Évangile, qui porte et portera toujours en son cœur l’élan du renouveau : nous tendons à renouveler non seulement notre personne, mais aussi l’Église bâtie autour de l’Évangile (et jamais l’inverse). La voie évangélique est un mouvement de réforme qui nous incite à nous approcher toujours plus de l’Évangile en pensées, en paroles et en actions. L’avenir de la foi évangélique dépend de cette réforme.

Le défi apostolique

Dans les dernières lignes du premier chapitre de la lettre aux Philippiens, Paul lance un appel évangélique à une forme pérenne de réforme. Il écrit au sujet de « l’Évangile de Christ » et de « la foi de l’Évangile », exhortant ses lecteurs à vivre en demeurant profondément ancrés dans l’Évangile.

Seulement, conduisez-vous d’une manière digne de l’Évangile de Christ, afin que, soit que je vienne vous voir, soit que je reste absent, j’entende dire de vous que vous demeurez fermes dans un même esprit, combattant d’une même âme pour la foi de l’Évangile (Ph 1.27).

C’est en prison que Paul rédige ces paroles, alors qu’il se trouve entre la vie et la mort. Il éprouve « le désir de [s]’en aller et d’être avec Christ, ce qui de beaucoup est le meilleur » (v. 23), mais il sait malgré tout qu’« à cause [des Philippiens], il est plus nécessaire [qu’il] demeure dans la chair » (v. 24). Toutefois, qu’il vive ou qu’il meurt, il ne se soucie guère de ce qui peut lui arriver, mais s’inquiète de ce qu’il adviendra de l’Évangile. Cette préoccupation donne lieu à deux requêtes : (1) que l’on mène une vie digne de l’Évangile de Christ, et (2) que nous demeurions fermement dans un même esprit et que nous combattions d’une même âme pour la foi de l’Évangile. Ces instructions de l’apôtre Paul nous conduiront au renouvellement dont nous avons tant besoin.

Une vie digne de l’Évangile

« L’identité évangélique est, en somme, une question d’intégrité de l’Évangile », résume Albert Mohler[2]. Sans cette intégrité, le monde n’assisterait en effet à rien de plus qu’un simulacre d’Évangile et une déformation de ce que signifie vivre à sa lumière. Par conséquent, si la foi évangélique veut se garantir un futur qui en vaille la peine, nous, le peuple de l’Évangile, devons impérativement préserver l’intégrité de l’Évangile et pas seulement sur le papier ; se contenter d’adhérer aux idées évangéliques ne suffit pas.

Mais que signifie « préserver l’intégrité de l’Évangile » ? Après son exhortation à vivre d’une manière digne de l’Évangile, le changement de sujet effectué par Paul (avec le connecteur logique de conséquence « si donc ») dans Philippiens 2.1-11 peut nous donner un indice :

Si donc il y a quelque consolation en Christ, s’il y a quelque soulagement dans l’amour, s’il y a quelque communion d’esprit, s’il y a quelque compassion et quelque miséricorde, rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ : existant en forme de Dieu, il n’a point regardé son égalité avec Dieu comme une proie à arracher, mais il s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et il a paru comme un vrai homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

Je pense que l’intégrité évangélique porte en son cœur l’humilité. Cette affirmation peut sembler risible, par contraste avec tous les projets ambitieux et les comportements arrogants qui ont terni la réputation des évangéliques. Il nous faut admettre que la foi évangélique peut être un terrain fertile pour l’orgueil : les évangéliques sont le peuple de la Parole et la soif d’apprendre coule donc dans leurs veines. Or, la connaissance engendre souvent l’arrogance. S’ajoute à cela la certitude que nous détenons la vérité, et l’assurance qu’elle nous confère peut nous amener à censurer les autres, à l’instar des pharisiens, et les pousser à chercher refuge ailleurs. Si John Stott soutient que « la plus grande qualité que la foi évangélique engendre (ou doit engendrer) est l’humilité », il admet aussi que « les évangéliques sont couramment perçus comme fiers, vaniteux, arrogants et insolents[3]. »

            Alors quel effet l’Évangile devrait-il avoir sur nous ? « Il faut qu’il croisse, et que je diminue », pouvons-nous lire dans Jean 3.30. C’est en effet dans l’Évangile que la gloire du Dieu vivant et trinitaire se révèle, et c’est à sa lumière que nous, créatures pécheresses, découvrons les misérables épaves que nous sommes. Plus nous en savons sur l’Évangile, plus les trois personnes de la Trinité (ainsi que leurs œuvres respectives de révélation, de rédemption et de régénération) sont glorifiées, et plus nous diminuons. À la lumière de l’Évangile, nous finissons par comprendre que sans la révélation de Dieu, nous serions livrés à nous-mêmes et marcherions à tâtons dans l’obscurité de l’ignorance. Sans la rédemption par le Fils, nous serions définitivement noyés dans notre culpabilité et séparés de Dieu. Sans l’œuvre de régénération par l’Esprit Saint, nous serions totalement impuissants, englués dans notre péché jusqu’au cou. Dieu est exalté dans l’Évangile et nous nous réjouissons de nous abaisser devant lui. C’est lorsqu’il est élevé que l’humanité est attirée à lui (Jn 12.32).

            Les temps de réforme et de renouveau au sein de l’Église ont toujours été marqués par cette remise en perspective. Un regard neuf sur la gloire et la grâce de Dieu nous réveille à la fois sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes. Contrairement à ce que nous pensions jadis, nous nous apercevons combien lui est grand, glorieux et beau dans sa sainteté, et combien nous ne le sommes pas. Lorsque retentit l’Évangile et que Christ est élevé, nous sommes pareils à Ésaïe, dont la vision du Seigneur élevé dans toute sa gloire lui fit s’écrier : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures, j’habite au milieu d’un peuple dont les lèvres sont impures, et mes yeux ont vu le Roi, l’Éternel des armées ! » (És 6.5.) Aucun autre évangile, qui considérerait le péché comme un petit problème et Christ comme un petit sauveur (ou un petit assistant), ne peut produire le même effet.

            Voir Dieu dans sa gloire – pour le moment par la foi, mais un jour face à face – est ce pour quoi nous avons été créés. C’est par cette sublime vision que nous sommes transformés à son image, que nous trouvons la vie et devenons pleinement humains (2 Co 3.18). L’humilité dont nous apprenons à faire preuve en nous soumettant à l’Évangile, en nous glorifiant en Christ et non en nous-mêmes, s’avère donc être la source d’une foi évangélique en bonne santé. En ouvrant nos yeux à l’amour de Dieu pour nous pécheurs, nous laissons tomber le masque. Nous savons que nous sommes des pécheurs condamnés et malgré tout justifiés, nous pouvons être sincères avec nous-mêmes. Aimés en dépit de notre disgrâce, nous pouvons aimer en retour. Apaisés par Dieu, nous goûtons à la paix intérieure et à la joie. Spectateurs de la magnificence de Dieu au-dessus de toutes choses, nous devenons plus résilients et tremblons d’émerveillement devant lui, sans aucune crainte de l’homme.

            Telle est la transformation évangélique qu’a expérimentée Martin Luther grâce à l’Évangile. Il se décrivait souvent comme un jeune homme anxieux, tellement renfermé sur lui-même que tout l’effrayait. Même le simple bruit d’une feuille portée par le vent suffisait à le faire détaler (voir Lé 26.36). Sa rencontre avec Christ à travers l’Évangile a tout changé, comme l’exprime avec splendeur Roland Bainton dans les dernières lignes de sa biographie :

Le Dieu de Luther et de Moïse est celui qui a établi sa demeure dans les nuages de tempête et chevauche les ailes du vent. À son signal, la terre tremble et les peuples devant lui sont comme des gouttes d’eau dans l’océan. Il est un Dieu de majesté et de puissance, impénétrable, terrifiant, dévastateur et dévorant dans sa colère. Pourtant, le Tout-Terrifiant est aussi le Tout-Compatissant. « Comme un père a compassion de ses enfants, l’Éternel a compassion [...]. » Mais à quoi le saurons-nous ? La réponse est en Christ et en Christ seul. Le Seigneur de la vie, qui est né dans la misère d’une étable et mort comme un criminel délaissé et méprisé des hommes, qui a crié à Dieu et n’a reçu pour réponse que le tremblement de la terre et l’éclipse du soleil, qui a été abandonné du Père lui-même et qui, en cette heure fatidique, a pris sur lui toutes nos iniquités et les a ainsi annulées, ce Seigneur-là a foulé du pied les armées de l’enfer et a révélé, du milieu de la colère du Tout-Terrifiant, l’amour qui ne nous lâchera jamais[4].

Bainton conclut en disant que tout cela était l’effet de l’Évangile :

Luther ne tremblait dorénavant plus au bruissement d’une feuille dans le vent et ne s’en remettait plus non plus à Sainte-Anne ; au lieu de cela, il déclarait lui-même être capable de rire de l’orage et des éclairs déchirant un ciel de tempête. C’est ce qui lui a permis de prononcer des mots aussi puissants que ceux-ci : « Me voici. Je ne peux m’en sortir autrement. Que Dieu me vienne en aide. Amen. »[5]

L’humilité évangélique que Luther a découverte dans la majesté et la miséricorde de Dieu n’était ni sinistre, ni timide, ni désespérée ou faible. Elle était pleine d’entrain, de joie et de courage.

Voilà l’empreinte d’humilité que l’Évangile laisse dans notre cœur, voilà à quoi ressemble l’intégrité évangélique. L’individu rafraîchi par l’Évangile est captivé par la beauté de Dieu, il n’éprouve plus d’attrait pour la religiosité thérapeutique centrée sur l’homme. Sous l’éclat de sa gloire, il ne cherche plus à se construire ses propres petits empires ; ses petits accomplissements lui paraissent dérisoires, ses conflits et ses motifs personnels lui semblent abjects. Dieu occupe une place centrale dans sa vie et le rend suffisamment brave pour qu’il désire lui plaire, à lui, et non aux hommes. Un tel individu n’hésite pas à partager l’Évangile et ne bafouille pas ses mots. Conscient de sa propre rédemption, il cherche à communiquer sa docilité et sa douceur, sans faire de mal à quiconque. Il se tient prompt à servir, à bénir, à se repentir, à rire de lui-même, car sa gloire ne repose pas en sa propre personne, mais en celle de Christ. C’est en élevant Christ et son Évangile que l’on expérimente et préserve l’intégrité de l’Évangile.

La foi évangélique a profondément besoin de guérison, mais elle n’a besoin de nul autre remède que l’Évangile lui-même – elle n’a besoin que d’intégrité.


Cet article est extrait du livre : « Le peuple de l’Évangile » de Michael Reeves


[1] Site Internet de The State of Theology, < https://thestateoftheology.com/ > (page consultée en février 2023).

[2] Richard Albert Mohler Jr., « Confessional Evangelicalism »[Le mouvement évangélique confessionnel], trad. libre, dans Four Views on the Spectrum of Evangelicalism [Quatre perspectives sur le spectre du mouvement évangélique], A. D. Naselli et C. Hansen, éd., Grand Rapids, 2011, p. 96.

[3] John Stott, Evangelical Truth: A Personal Plea for Unity [La foi évangélique : un défi pour l’unité], trad. libre, Leicester, IVP, 1999, p. 147.

[4] Roland H. Bainton, Here I Stand: A Life of Martin Luther [Me voici : la vie de Martin Luther], trad. libre, Nashville, Abingdon, 1950, p. 385-386.

[5] Roland H. Bainton, Here I Stand: A Life of Martin Luther [Me voici : la vie de Martin Luther], trad. libre, Nashville, Abingdon, 1950, p. 386.