La sainte cène offre la possibilité de réenchanter notre monde

Aujourd’hui, les chrétiens évangéliques considèrent la transsubstantiation comme étant trop superstitieuse. Pourtant, la raison pour laquelle Martin Luther a rejeté la transsubstantiation n’était pas parce qu’elle était trop superstitieuse, mais parce qu’elle était trop rationnelle. Il est éclairant de s’attarder sur ces deux questionnements fort contrastés.  

C’est Thomas d’Aquin qui a donné à la transsubstantiation son expression la plus complète. Permettez-moi d’expliquer son argument. Imaginez que vous me rencontrez pour la première fois depuis quarante ans. Il y a quatre décennies, j’étais un enfant. Je faisais trente centimètres de moins, j’étais mince et plein d’énergie. Ma voix n’avait pas encore mué. Je suis aujourd’hui plus grand, et j’arbore mes premiers cheveux gris. Mon apparence a changé au point d’être méconnaissable. Vous ne diriez pas pour autant que je suis une autre personne. Je suis toujours Tim Chester. Tous les détails de mon apparence ont changé : ma taille, mon poids, la couleur de mes cheveux, mon teint de peau, mon tour de taille. Cela dit, l’essence de qui je suis demeure inchangée. Ce que Thomas d’Aquin avançait est ceci : voilà ce qui se produit dans la sainte cène, en sens inverse. Il utilisait des catégories du philosophe grec Aristote. Aristote faisait la distinction entre les « accidents » de quelque chose (ce que l’on a appelé les détails – dans mon cas, des choses comme la taille, la couleur de cheveux, etc.) et la « substance » (ce que l’on a appelé l’essence – l’essence de qui je suis). Thomas d’Aquin appliquait cela à la sainte cène. Tous les accidents ou détails du pain demeurent inchangés : son goût, son apparence, sa consistance, etc. En revanche, sa substance ou son essence change, d’où le terme de « transsubstantiation ». Thomas d’Aquin résonnait de la façon suivante :

La substance du pain et du vin, une fois la consécration accomplie, ne subsiste ni sous les espèces sacramentelles ni ailleurs. Il ne s’ensuit pas qu’elle soit anéantie ; elle est convertie au corps du Christ […]. Ce qui apparaît aux sens, une fois la consécration faite, c’est-à-dire tous les accidents du pain et du vin, tout cela subsiste. C’est raisonnablement que la divine providence agit ainsi. 1° Les hommes n’ont pas coutume de manger la chair et de boire le sang de l’homme, mais cela leur inspire de l’horreur ; c’est pourquoi la chair et le sang du Christ nous sont offerts sous les espèces des substances dont nous usons le plus souvent, et qui sont le pain et le vin[1].

C’était très bien pensé. Trop bien pensé pour Luther. Dans l’esprit de Luther, cela vidait la sainte cène de son mystère. C’était le triomphe vanté de la raison humaine pour expliquer le mystère de la présence de Christ dans la sainte cène. Luther parlait de « l’Église aristotélicienne », sous-entendant ainsi que la position catholique était trop influencée par Aristote :  

Que dirons-nous donc, quand Aristote et ces doctrines humaines sont présentés comme les arbitres d’aussi grandes et divines questions ? Pourquoi ne mettons-nous pas de côté une telle curiosité pour nous attacher simplement aux paroles de Christ, disposés à rester dans l’ignorance de ce qui se passe ici, et satisfaits que le véritable corps de Christ soit présent en vertu des paroles ? Ou est-il nécessaire de comprendre en détail la manière dont le divin opère […] ? Ne touchons pas trop à la philosophie […]. En ce qui me concerne, si je ne peux pas concevoir comment le pain est le corps de Christ, je rendrai toutefois ma raison captive à l’obéissance de Christ et, en m’attachant simplement à ses paroles, je croirai fermement non seulement que le corps de Christ est dans le pain, mais que le pain est le corps de Christ […]. Peu importe si la philosophie ne peut pas concevoir une telle chose. Le Saint-Esprit est plus grand qu’Aristote […]. Bien que la philosophie ne puisse saisir cela, la foi le saisit néanmoins. En outre, l’autorité de la Parole de Dieu est plus grande que la capacité de notre intellect à la comprendre[2].

Luther croyait que Christ est présent dans la sainte cène. Il croyait effectivement (à tort selon moi) que Christ est physiquement présent. Luther disait toutefois que nous ne pouvons pas décrire comment cela se produit. Notre raison est inadéquate, et nous la recevons plutôt de la Parole par la foi.

Notez cependant le contraste entre la réaction de Luther au sujet de la transsubstantiation, et celle des évangéliques d’aujourd’hui. Luther la trouvait trop rationnelle, tandis que les évangéliques la trouvent trop superstitieuse. Que se passe-t-il ?

Carl Trueman insiste sur le fait que Luther était un homme véritablement médiéval[3]. En effet, nous pourrions dire que Luther était le dernier homme médiéval. C’est Luther qui a déclenché les changements qui ont mené à la modernité, mais il était lui-même resté fermement ancré dans le monde médiéval. « Il vivait dans un monde où le diable déambulait, où le surnaturel s’infiltrait dans le naturel[4]. » Luther supposait que le monde dans lequel il vivait était perméable, entouré de magie, d’esprits, de démons, de sortilèges, mais aussi de la mystérieuse présence de Dieu dans le pain et le vin.  

Si ce contraste entre nos différentes critiques de la transsubstantiation (trop rationnelle contre trop superstitieuse) montre que Luther était un homme du Moyen-Âge influencé par son époque, cela montre également que nous sommes des gens modernes influencés par notre époque. Les gens d’aujourd’hui vivent dans ce que l’on considère comme un univers étanche, dans lequel nous ne nous attendons pas à l’intervention divine. Même ceux qui s’attendent à des miracles fréquents ont une vision moderne du monde, car ils considèrent l’intervention de Dieu dans notre monde comme une exception. Cette attente mitigée expose notre modernité, et la façon dont nous sommes pris au piège par notre culture.

Cela nous renvoie à René Descartes. Comme nous l’avons vu dans l’introduction, une autre caractéristique de la vision moderne du monde est une séparation entre le corps et l’esprit. Nos esprits ont obtenu la priorité depuis le jour où Descartes a dit : « Je pense, donc je suis. » Nous pensons que l’essence de ce que nous sommes est comme un « cerveau dans une cuve » qui observe le monde extérieur – y compris nos propres corps. Nous supposons aussi que nous sommes ceux qui attribuent ou donnent du sens aux objets. Cette perspective façonne ensuite la manière dont nous comprenons la sainte cène. Le sens réside en nous plutôt que dans le pain et le vin, ou toute réalité objective dans le cadre du repas de sainte cène. Nous pourrions alors désigner Zwingli comme le premier homme moderne. Luther et Zwingli sont arrivés à leurs convictions réformées à partir de positions très différentes. Zwingli faisait partie du nouveau mouvement humaniste (d’une façon qui n’était pas le cas de Luther). Zwingli considère donc la sainte cène, avant tout, comme une commémoration.    

Le philosophe canadien Charles Taylor soutient l’idée qu’une des raisons pour lesquelles la sécularisation s’est implantée est que nous ne croyons plus en un monde enchanté. Nous vivons dans un monde fermé, ce que Taylor appelle « le cadre immanent[5] ». Dans le monde médiéval, les événements étaient ordinairement interprétés comme des interventions directes de Dieu ou du diable. Dans le monde moderne, tout remonte à des causes naturelles. Les causes naturelles sont la somme totale des liens de causalité dans notre monde fermé. Il n’y a qu’elles qui comptent. Les maladies ne sont plus vues comme des actes de jugement ; les accidents ne sont plus attribués à l’activité démoniaque ; le corps n’a plus d’âme. Les explications naturelles ont remplacé les explications spirituelles ou magiques. Dans le monde médiéval, l’espace humain était confiné à l’intérieur d’autres domaines – l’humanité faisait partie d’un cosmos de plusieurs couches, au sein duquel le terrestre et le céleste interagissaient. Dans la modernité cependant, ce monde est tout ce qu’il y a. En effet, nous parlons à présent de « l’univers » – « tout en un » – parce que les autres domaines ont été supprimés. Par conséquent, le sens ne peut être trouvé qu’à l’intérieur du monde (même si quelqu’un considère encore le monde comme étant créé par Dieu).

Nous ne pouvons pas retourner au Moyen-Âge ; nous en savons trop au sujet de notre monde et de la manière dont il fonctionne. Nous savons que la foudre est causée par la décharge d’électricité dans les nuages. Nous savons que les maladies sont causées par des infections virales ou bactériennes. 

Ce que les chrétiens doivent toutefois souligner, c’est que nous vivons encore et toujours dans un monde où Dieu intervient activement et régulièrement. Il intervient par l’intermédiaire de causes naturelles (et parfois, en dehors des causes naturelles, par des miracles). Il nous faut voir les causes naturelles comme les instruments de Dieu. Nous devons voir le monde comme un cosmos providentiel. Voilà ce qui nous permet de réenchanter le monde. 

Notre monde est plein de merveilles, de sens et d’activité divine. Il est plein d’opportunités d’interagir avec le Dieu trinitaire, et donc de jouir d’une communion avec lui. C’est un monde dans lequel le ciel et la terre s’entrecroisent, et dans lequel nos actions ont de l’importance pour l’éternité.

En outre, la sainte cène est, par-dessus tout, le moment où l’on constate ces choses. C’est le signe ou l’indication de l’enchantement du monde entier, de la présence de Dieu en toutes choses. Ce que Calvin nous offre est une vision biblique du monde qui comble l’écart entre les visions médiévale et moderne du monde, avec une insistance sur la providence de Dieu et la présence de Christ par l’intermédiaire du Saint-Esprit.

Charles Taylor décrit notre âge séculier comme étant « hanté », soit par les fantômes d’une histoire perdue, soit par les fantômes d’un Autre métaphysique manquant. Les gens vivent encore avec des soubresauts de transcendance. Pour les gens honnêtes, cela crée ce que Taylor appelle des « pressions croisées », qui opposent des courants de transcendance et d’immanence[6]. La croyance et l’incroyance sont toutes les deux difficiles et fragiles. La sainte cène offre la possibilité de réenchanter notre monde – un moment de transcendance, une réunion entre la terre et les cieux, un aperçu au-delà du cadre immanent qui autrement confinerait notre vision du monde. L’immanence de Dieu dans le monde, par l’Esprit dans la sainte cène, nous fait regarder au-delà de ce monde matériel, vers la transcendance de Dieu.


Cet article est tiré du livre : La vérité rendue visible de Tim Chester


[1] Thomas d’Aquin, Somme Théologique, III, Q. 75, art. 3,5, < http://palimpsestes.fr/textes_philo/thomasdaquin/somme.pdf > (page consultée le 30 janvier 2022).

[2] Martin Luther, The Babylonian Captivity of the Church [La captivité babylonienne de l’Église], trad. libre, dans The Annotated Luther [Le Luther annoté], vol. 3, Church and Sacraments [Église et sacrements], Paul W. Robinson, éd., Minneapolis, Fortress, 2016, p. 31, 36, 37.

[3] Carl R. Trueman, Luther on the Christian Life: Cross and Freedom [Luther sur la vie chrétienne : croix et liberté], trad. libre,Wheaton, Ill., Crossway, 2015, p. 22, 23, 81.

[4] Ibid., trad. libre, p. 23.

[5] Charles Taylor, A Secular Age [L’âge séculier], trad. libre, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2007, chap. 15.

[6] Ibid., chap. 16.