La Réforme et l‛idée de vocation (Paul Helm)

La vie chrétienne en termes de vocation divine est une idée qui a presque disparu de nos jours. On emploie le terme «appel», mais de manière très sélective, pour une infirmière, un docteur, peut-être un professeur, mais pas le marin ou la femme au foyer. Au temps de la Réforme et dans les années qui suivirent, l’idée de vocation était très présente. Les réformateurs y voyaient une manière de démontrer par les Écritures que le monachisme était une grave erreur aux conséquences très nuisibles, ainsi que la croyance catholique romaine selon laquelle le clergé n’appartient pas au même ordre que les autres fidèles. Examinons deux extraits qui en témoignent, tirés respectivement des écrits de Martin Luther et de ceux de Jean Calvin.

Martin Luther

En 1520, Martin Luther rédige un manifeste intitulé À la noblesse chrétienne de la Nation allemande sur l’amendement de l’État chrétien. Dans cette lettre, il contre l’enseignement selon lequel le clergé de l’Église catholique romaine forme une classe privilégiée et supérieure, l’«ordre spirituel», tandis que les autres hommes (princes, seigneurs, artisans, fermiers) constituent l’«ordre temporel ». Non, dit Martin Luther, tous les chrétiens partagent une même foi et sont baptisés du même baptême.

«De même, ceux que maintenant on nomme ecclésiastiques ou prêtres, Évêques ou Papes, ne se distinguent par aucun signe particulier ni aucune dignité spéciale, si ce n’est qu’ils doivent administrer la parole et les sacrements de Dieu – c’est là leur tâche et leur fonction – de même, l’autorité temporelle tient en sa main le glaive et les verges qui lui servent à punir les méchants et à protéger les bons. Un savetier, un forgeron, un paysan ont chacun la tâche et la fonction de leur métier et pourtant tous sont également consacrés prêtres et Évêques, et chacun doit, en remplissant sa tâche ou sa fonction se rendre utile et secourable afin que, de la sorte, ces tâches multiples concourent à un but commun, pour le plus grand bien de l’âme et du corps, tout comme les membres du corps se rendent mutuellement service.»

Martin Luther adhérait à la croyance médiévale selon laquelle l’Église et l’État sont coextensifs. Mais son affirmation est une rupture profonde avec les croyances fondamentales du Moyen-Âge qui a des implications considérables. Sa distinction du clergé et des laïcs ne situe pas entre le spirituel et le temporel. Elle est d’ordre purement fonctionnel (cf. notre citation). Le prêtre n’est donc pas plus proche de Dieu que le savetier ou le forgeron, ni meilleur, plus digne ou plus spirituel. La différence est fonctionnelle. En tant que croyants, ils sont égaux devant Dieu et exercent tous deux une profession honorable. Ils ont chacun des opportunités et des dons différents et exercent par conséquent une profession différente. Dieu les appelle tous deux à le servir et à se servir mutuellement dans la société (Martin Luther emploie les termes «tâche» et «fonction» pour parler d’«appel»).

Jean Calvin

Jean Calvin rédige l’Institution chrétienne un peu plus tard. Il exprime explicitement l’idée d’appel :

«Dieu sait combien l’intelligence de l’homme est pleine de préoccupations, quelle légèreté le fait aller d’un côté et d’autre et combien l’ambition et la convoitise l’incitent à brasser plusieurs choses différentes en même temps. Afin que nous ne gâchions pas tout par nos illusions imprudentes, Dieu a prescrit à chacun ce qu’il aurait à faire, en distinguant des devoirs particuliers selon sa situation de vie. Afin que personne ne dépasse, par inadvertance, ses limites, il a appelé ces devoirs particuliers des «vocations». Chacun doit comprendre, pour ce qui le concerne, que son poste est comme une mission que Dieu lui assigne, afin qu’il ne virevolte pas inconsidérément tout le long de sa vie… Aussi, celui qui aura donné à sa vie cette perspective aura une bonne orientation, parce que personne n’osera aller au-delà de sa vocation sous l’effet d’une impulsion, s’il a reconnu les limites qu’il ne doit pas dépasser. Celui qui est de condition modeste se contentera paisiblement de sa situation de peur de ne pas se tenir là où Dieu l’a appelé. Chacun éprouvera un soulagement très grand dans ses soucis, travaux, ennuis et autres charges s’il est persuadé que Dieu est son guide et le conduit. Les magistrats s’acquitteront plus volontiers de leur charge ; un père de famille se contraindra à faire son devoir avec plus de cœur. Bref, chacun supportera patiemment sa situation, surmontera ses peines, ses inquiétudes, ses chagrins et les angoisses qui y sont liées, s’il a compris que personne ne porte d’autre fardeau que celui que Dieu lui a mis sur les épaules. Nous recevrons de cela une vraie consolation. Toute œuvre si méprisée, si basse soit-elle, brille devant Dieu et a beaucoup de prix, si du moins elle correspond à notre vocation.»

À l’instar de Martin Luther, Jean Calvin est relativement touché par les conceptions du Moyen-Âge, l’idée d’une société statique dans laquelle chaque individu occupe une position immuable. Il est certain qu’il a aussi à l’esprit l’agitation sociale provoquée par les divers groupes anabaptistes, et qu’il désire s’en distancer. Néanmoins, il comprend la vie du croyant comme une «mission» que Dieu lui assigne, et il accorde beaucoup d’importance à cette idée. Le croyant reçoit sa vie de Dieu et il est appelé à la vivre pour lui. Elle possède donc une grande valeur, aussi modeste soit-elle. Jean Calvin ajoute que cette vérité doit agir comme une «limite» qui empêche une anxiété et une préoccupation excessives.

À la lumière de ces extraits et d’autres écrits fondateurs de la Réforme, ce mouvement historique apparaît comme une sorte de dynamique de libération, très différente de la «théologie de la libération» en vogue plus récemment. Comme le souligne Martin Luther, l’idée d’une distinction «de nature» entre clergé et laïcs, le premier étant «spirituel» et les autres «temporels», n’a aucun fondement biblique du tout. Il n’existe pas divers ordres ou catégories de personnes, et encore moins parmi les chrétiens. Ils sont tous sauvés par le même Sauveur, ils sont tous égaux devant Dieu et ont reçu de lui divers appels qui ont tous une légitimité et une valeur égale, comme l’affirme Jean Calvin.


Cet article est tiré du livre : La vie chrétienne est une vocation de Paul Helm