Tolkien a-t-il gâché sa vie ? (Jon Bloom)

La Terre du Milieu était présente dans l’imagination de l’enfant précoce Ronald Tolkien. Des paysages anglais enchanteurs, une langue inventée avec un jeune cousin pour s’amuser, un amour naissant de la mythologie, en particulier nordique et germanique, et un médecin local du nom de Gamgee, sont autant d’éléments qui alimenteront la littérature qu’il écrira par la suite.

Mais c’est dans la fournaise de la Première Guerre mondiale, où Tolkien (officier des transmissions) a vu des horreurs et des maux indicibles qui ont coûté la vie à tous ses amis les plus proches, sauf un, que se sont forgés la mythologie et les récits épiques qui ont donné naissance à ses livres Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux. Il passa le reste de sa vie à travailler sur ce monde fantastique (ou plutôt « faërie », comme il préférait l’appeler). À la mort de John Ronald Reuel Tolkien, le 2 septembre 1973, c’est à son fils, Christopher, qu’il revient de fouiller dans les cartons d’écrits pour reconstituer et publier l’histoire mythique de la Terre du Milieu.

Tolkien n’aurait jamais imaginé que ces récits de la Terre du Milieu deviendraient le phénomène mondial qu’ils sont devenus. Et quel phénomène ! On estime que 250 millions d’exemplaires des livres Le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux ont été vendus dans le monde entier, et les recettes des adaptations cinématographiques de Peter Jackson s’élèvent à 5 milliards de dollars et ne cessent de croître.

De la fantaisie dans un monde où les besoins sont réels ?

Toutefois, les ventes et la célébrité ne constituent pas une preuve biblique qu’une vie a été bien employée. Le fait est que Tolkien a passé une énorme partie de sa vie à concevoir et à composer un monde fantastique.

Et ce monde est assez complet. Il a sa divinité, ses créatures semblables à des anges, à Satan et à des démons. Il a ses créatures intelligentes de nombreuses espèces, chacune ayant ses propres branches ethniques. Il a sa géologie et sa topographie détaillée. Et on y trouve plusieurs langues sophistiquées et pleinement développées. Il n’y a rien de comparable à l’étendue de la Terre du Milieu dans la littérature anglaise.

Mais cela en valait-il la peine ? Tolkien a-t-il perdu une grande partie de sa vie à flâner dans son propre pays imaginaire ? Et a-t-il permis à des centaines de millions d’autres personnes de gaspiller la leur en le rejoignant ? Face aux besoins si réels et désespérés d’âmes bien réelles dans le monde bien réel, la Terre du Milieu n’est-elle pas simplement une échappatoire ?

La réalité à travers les lunettes de la fantaisie

Comme je ne suis pas Dieu, je ne sais pas combien de temps de sa vie Tolkien a pu gaspiller dans son œuvre. Dieu sait que j’ai déjà gaspillé plus qu’assez de la mienne. Mais pour ce qui est de la Terre du Milieu comme moyen d’évasion, Tolkien avait ceci à dire :

Il est évident que nous sommes confrontés à une mauvaise utilisation des mots, et aussi à une confusion de la pensée. Pourquoi devrait-on mépriser un homme qui, se trouvant en prison, essaie d’en sortir et de rentrer chez lui ? Ou si, lorsqu’il ne peut pas faire cela, il pense et parle d’autres sujets que les geôliers et les murs de prison ? Le monde extérieur n’est pas devenu moins réel parce que le prisonnier ne le voit pas. En utilisant l’évasion de cette façon, les critiques ont choisi le mauvais mot, et de plus, ils confondent … l’évasion du prisonnier avec la fuite du déserteur.
(« Sur les contes de fées »)

Tolkien n’a jamais voulu que ses contes de la Terre du Milieu permettent de déserter la réalité, mais qu’ils soient un moyen de voir au-delà des murs confinés de nos perceptions, vers une réalité beaucoup plus vaste. Et il ne pensait pas illusoirement que la Terre du Milieu était cette réalité. Mais à travers les lentilles de la Terre du Milieu, Tolkien, un chrétien sans complexe, voulait nous montrer « une lueur lointaine… de l’evangelium dans le monde réel » (mot mis en emphase par Tolkien, « On Fairy-stories »). Son genre de fantaisie était destiné à aider les prisonniers du monde réel à s’échapper et à rentrer chez eux.

Si Dieu nous a créés en tant que créateurs et conteurs d’histoires, c’est pour une raison très profonde. C’est aussi pour cette raison que, lorsque « la Parole s’est faite chair » (Jean 1.14), elle s’est souvent exprimée sous forme d’histoires. Les meilleures histoires fictives nous aident à mieux comprendre le monde réel. Et à notre époque, de telles histoires sont plus nécessaires que jamais.

Le professeur Louis Markos écrit :

Nous sommes, à bien des égards, une civilisation à la dérive sur les mers tumultueuses du relativisme et de l’existentialisme. Le premier « isme » nous a privés de toute norme transcendante par rapport à laquelle nous pouvons évaluer nos pensées, nos paroles et nos actes ; le second a vidé nos vies de tout sens supérieur, de tout objectif ou de toute direction. Notre boussole est brisée et les étoiles ont disparu, et il ne nous reste plus qu’une vague foi dans la triade moderne du progrès, du consumérisme et de l’égalitarisme pour naviguer. Cela ne suffit pas. . . . Ce dont nous avons besoin, en bref, ce sont des histoires.
(On the Shoulders of Hobbits, 10-11 ; trad. « Sur les épaules des hobbits »)

Et, dit-il, les histoires dont nous avons besoin :

sont précisément celles qui nous inviteront à suivre leurs héros le long de la route ; qui incarneront pour nous la vraie nature du bien et du mal, de la vertu et du vice, puis nous mettront au défi de nous engager dans la lutte entre les deux ; qui ouvriront nos yeux et nos oreilles à cette magie sacramentelle faërique qui nous échappe si souvent. (187)

La réalité est plus faërique que nous pouvons le voir

C’est une grande, triste et tragique ironie que nous passons si souvent à côté de la vraie magie. Ce monde palpite de la gloire de Dieu qui brille dans tout ce qu’il a fait (Romains 1.20) et la Parole écrite contient « les plus grandes et les plus précieuses promesses » (2 Pierre 1.4) d’une ampleur incroyable, mais nous sommes souvent si peu sensibles à tout cela. L’omniprésence de la corruption de notre péché nous pousse à vivre une grande partie de nos journées dans une petite cellule de prison où nous sommes obsédés par nous-mêmes.

Mais le grand Héros de la véritable Épopée a proclamé la liberté pour tous les captifs qui le suivront (Luc 4.18). La route est difficile et les périls sont nombreux (Matthieu 7.14). Les ennemis sont d’un autre monde et bien plus puissants que nous (Éphésiens 6.12). Mais le Héros est encore plus grand (1 Jean 4.4) et il promet d’être avec nous jusqu’à la fin (Matthieu 28.20), même dans les endroits les plus sombres (Psaume 23.4), et de conduire tous les membres de sa communauté en sécurité dans son royaume céleste (2 Timothée 4.18).

Aucune histoire faërique, aucun mythe, aucune religion créée par l’homme dans toute l’histoire du monde ne peut rivaliser avec la Grande Histoire du Christianisme. Mais nous avons besoin de toute l’aide que nous pouvons obtenir pour détourner nos yeux de notre coin confiné de la réalité et voir l’Histoire avec des yeux neufs.

Pour beaucoup, voir à travers les lentilles des faëries de la Terre du Milieu les a aidés à voir à nouveau la véritable Epopée dont nous sommes tous une petite partie. Ils ont été amenés à voir la lueur du véritable évangile et ont poursuivi les voyages auxquels ils ont été appelés avec un espoir et un courage renouvelés, sachant qu’au bout du chemin on trouve la Maison.

Pour beaucoup, voir à travers les lentilles des faëries de la Terre du Milieu les a aidés à voir à nouveau la véritable Epopée dont nous sommes tous une petite partie. Ils ont été amenés à voir la lueur du véritable évangile et ont poursuivi les voyages auxquels ils ont été appelés avec un espoir et un courage renouvelés, sachant qu’au bout du Chemin on se retrouve à la Maison.

Investir sa vie dans la création d’une œuvre fantastique qui a pour résultat d’orienter les personnes réelles du monde réel vers le véritable espoir du véritable évangile ne peut être considéré comme une vie gâchée, mais plutôt comme une vie bien vécue.


Cet article est une traduction de l’article anglais « Did Tolkien Waste is Life? » du ministère Desiring God par Timothée Davi.