Pourquoi il est important que Jésus ait été et soit toujours humain (Dane Ortlund)

L’importance de l’humanité du Christ

Il y a une doctrine inhérente à la christologie que certains chrétiens ont du mal à saisir pleinement : l’humanité permanente de Christ. On semble croire que le Fils de Dieu est descendu du ciel sous une forme incarnée, qu’il a passé trois décennies dans le corps d’un homme, puis est retourné au ciel y réintégrer l’état dans lequel il se trouvait avant son incarnation.

Il s’agit toutefois d’une erreur christologique, pour ne pas dire d’une pure hérésie. Le Fils de Dieu s’est revêtu d’humanité, de laquelle il ne se départira jamais. Il s’est fait homme et le restera éternellement. Voilà d’ailleurs la signification de la doctrine relative à l’ascension de Christ, c’est-à-dire qu’il est monté au ciel dans le corps même qui est sorti du tombeau, reflétant sa pleine humanité. Bien entendu, il est et a toujours été Dieu également. Or, son humanité, maintenant qu’il l’a revêtue, ne prendra jamais fin. En Christ, comme le dit le Catéchisme de Heidelberg, «nous avons notre chair au ciel » (Q. 49).

Voici une implication de cette vérité concernant l’humanité permanente de Christ : lorsque nous voyons les sentiments, les passions et les affections du Christ incarné envers les pécheurs et les affligés, comme ils nous sont communiqués dans les quatre Évangiles, nous voyons qui est Jésus pour nous aujourd’hui. Le Fils n’a pas réintégré l’état divin désincarné dans lequel il existait avant de s’incarner.

Et le corps que le Fils a revêtu était d’une humanité véritable et intégrale. En effet, Jésus était la personne la plus réellement humaine à avoir existé. Des hérésies anciennes comme l’eutychianisme et le monophysisme en ont amené certains à percevoir Jésus comme issu d’un croisement d’humanité et de divinité, un être unique appartenant à une autre catégorie qui se situe entre Dieu et l’homme – hérésies que l’on a condamnées lors du quatrième concile œcuménique du christianisme, qui s’est tenu en l’an 451 à Chalcédoine (dans la Turquie actuelle). Le symbole de Chalcédoine qui a résulté de ce concile parle de Jésus comme étant « véritablement Dieu et véritablement homme », plutôt que de le réduire à un mélange des deux. Tout ce que comprend le fait d’être humain (et d’être humain sans pécher), Jésus l’était et l’est encore. Or, les émotions sont une partie essentielle de tout être humain. Bien entendu, la chute a entaché nos émotions, comme elle l’a fait de toutes les dimensions de l’humanité déchue. Les émotions ne découlent toutefois pas de la chute. Jésus a éprouvé toute la gamme d’émotions que nous éprouvons (Hé 2.17; 4.15)1. Comme l’explique Calvin : «De même que le Fils de Dieu s’est revêtu de notre chair, il s’est aussi revêtu volontiers de nos sentiments humains, afin de ne différer en rien de ses frères, à la seule exception du péché2 . »

Les émotions du Christ

B. B. Warfield (1851-1921), le grand théologien de Princeton, a écrit en 1912 un célèbre essai intitulé «On the Emotional Life of Our Lord» (Sur la vie émotionnelle de notre Seigneur). Dans cet essai, il explore ce que les Évangiles révèlent au sujet de la vie intérieure de Christ, ce que Warfield appelle sa vie « émotionnelle ». Warfield ne veut pas dire ce que nous entendons souvent par le mot émotionnel – à savoir, déséquilibré, réactionnaire, mu par des sentiments malsains. Il ne fait que remarquer ce que Jésus ressentait. Et en réfléchissant aux émotions de Christ, Warfield souligne souvent le fait que ses émotions émanent des profondeurs de son cœur.

Que voyons-nous donc dans les Évangiles au sujet de la vie émotionnelle de Jésus? À quoi ressemble une vie émotionnelle empreinte de piété ? Il s’agit d’une part d’une vie intérieure parfaite quant à l’équilibre, aux proportions et à la maîtrise ; mais qui d’autre part nourrit aussi de profonds sentiments.

Warfield se penche sur diverses émotions que Jésus manifeste dans les Évangiles. Il explore deux d’entre elles, la compassion et la colère, d’une manière qui enrichit notre étude du cœur de Christ.

Voici comment Warfield amorce son étude de certaines émotions propres à la vie de Christ S’il y a une émotion que nous devrions naturellement nous attendre à voir le plus souvent attribuée à ce Jésus dont toute la vie constituait une mission de miséricorde, et dont tout le ministère était si riche en bonnes œuvres que ses disciples se le remémoraient comme « allant de lieu en lieu faisant du bien» (Ac 10.38), c’est certainement « la compassion». En réalité, il s’agit là de l’émotion qu’on lui attribue le plus souvent3.

Puis il poursuit en citant des exemples précis de la compassion de Christ. Chaque fois, il veut nous aider à voir que Jésus ne s’est pas contenté d’accomplir des œuvres de compassion, mais qu’il ressentait en fait un tumulte intérieur et des émotions bouillonnantes de pitié envers les plus démunis. Lorsque les aveugles, les infirmes et les affligés imploraient l’aide de Jésus, « son cœur le poussait à avoir profondément pitié d’eux. Sa compassion se traduisait par un acte concret; mais ce que le terme employé pour exprimer la réponse de notre Seigneur met en lumière, c’est […] le remous intérieur profond de sa nature émotionnelle4 . » Le fait, par exemple, d’entendre la supplication des deux aveugles voulant recouvrer la vue (Mt 20.30,31) ou du lépreux voulant être purifié (Mc 1.40), ou simplement de voir (sans entendre de supplication) une veuve en détresse (Lu 7.12) « émeut le cœur de notre Seigneur rempli de pitié5  ».

À chacune de ces occasions, la Bible dit que Jésus est mû par la même réalité intérieure (Mt 20.34 ; Mc 1.41 ; Lu 7.13). Le mot grec employé est splanchnizomai, qui est souvent rendu par « être ému de compassion». Ce mot évoque cependant plus qu’une pitié passagère ; il désigne une profondeur de sentiment selon laquelle nos sentiments et nos désirs nous remuent les entrailles.

Voir Jésus par sa compassion

Warfield se montre toutefois particulièrement perspicace quand il parle de l’importance de la compassion dans notre compréhension de l’identité de Jésus et de la nature de sa vie émotionnelle. Tout au long de son essai, Warfield réfléchit au fait que Jésus est le seul être humain parfait à avoir vécu ici-bas. Et il en vient à se poser cette question : Comment sommes-nous donc censés comprendre sa vie émotionnelle, et une émotion comme la compassion? Ce qu’il nous aide à voir, c’est que les émotions de Christ surpassent les nôtres en profondeur, car il était à la fois pleinement humain (par opposition à un croisement de divin et d’humain) et parfait.

Un exemple pourrait bien clarifier les choses. Je me rappelle avoir parcouru les rues de Bangalore, en Inde, il y a quelques années. Je venais de prêcher dans une église en ville et j’attendais que l’on passe me prendre. Tout juste en dehors de l’enceinte de l’église se tenait un homme âgé, apparemment un sans-abri, assis dans une grande boîte de carton. Ses vêtements étaient déchirés et sales. Il lui manquait plusieurs dents. Et ce qu’il y avait de plus dérangeant chez lui, c’étaient ses mains. La plupart de ses doigts étaient partiellement rongés. Il était évident qu’ils n’avaient pas été endommagés par une blessure, mais simplement rongés au fil du temps. C’était un lépreux.

Que s’est-il produit dans mon cœur à ce moment-là ? Dans mon cœur déchu et enclin à errer? De la compassion. Un peu, du moins. Mais c’était une compassion tiède. La chute a causé la ruine de tout mon être, y compris celle de mes émotions. Les émotions déchues non seulement nous font réagir avec une impiété outrancière, mais elles peuvent aussi émousser nos réactions. Pourquoi ressentais-je si peu de sympathie pour ce pauvre homme ? Parce que je suis pécheur.

Que pourrait donc représenter pour un homme sans péché et aux émotions parfaitement saines le fait de poser le regard sur ce lépreux ? Le péché en moi a restreint ma compassion; que pourrait constituer le fait d’avoir une compassion sans restriction?

Or, c’est précisément ce que Jésus éprouvait. Une compassion parfaite, non altérée par quoi que ce soit. À quoi ressemblerait une telle compassion chez lui? À quoi ressemblerait une pitié parfaite, annoncée non pas par un oracle prophétique comme dans l’Ancien Testament, mais par un véritable être humain? Et si cet être humain était encore humain, bien que maintenant au ciel, et regardait chacun de nous, lépreux spirituels, avec une compassion non altérée, une affection débordante et non limitée par l’égocentrisme impie qui restreint notre propre compassion.


  1. B. B. Warfield, The Person and Work of Christ (Oxford, UK: Benediction Classics, 2015), 137–38.
  2. John Calvin, Commentary on the Gospel according to John, vol. 1, trans. William Pringle (Grand Rapids, MI: Baker, 2003), 440.
  3. Warfield, Person and Work of Christ, 96.
  4. Warfield, Person and Work of Christ, 97–98.
  5. Warfield, Person and Work of Christ, 98.

Cet article est adapté du livre : « Doux et humble de coeur » de Dane Ortlund