Pire que ce que nous pensons (Robert Letham)

Ce qu’est (et n’est pas) la dépravation totale

La doctrine de la dépravation totale est souvent mal comprise. Il est presque aussi important de savoir ce qu’elle ne signifie pas que ce qu’elle affirme. En outre, nous ne saisirons pas toute sa portée si nous ne la replaçons pas dans un contexte plus large.

Dans l’expression dépravation totale, le mot dépravation fait référence à une nature corrompue inhérente à l’humanité depuis le péché d’Adam. Le présupposé nécessaire sur lequel repose la doctrine de la dépravation héritée est la solidarité de la race humaine. Sans ce présupposé, la doctrine est dénuée de sens.

Nous ne sommes pas des individus isolés. Nous faisons partie d’un tout collectif, plus ou moins comme les tranches d’une gigantesque pizza. Dans l’Ancien Testament, les gens étaient considérés en relation avec leurs ancêtres du passé et leurs liens tribaux dans le présent ; vous étiez A le fils de B le fils de C de la tribu N. Par conséquent, quand Acan a péché, tout Israël a péché (Josué 7.11,20). De même, les actions d’un seul homme, Adam, ont directement affecté tout le monde (Romains 5.12-21).

Non seulement nous nous sommes tous rendus coupables du péché d’Adam, mais sa nature viciée a été et est communiquée à tous ses descendants. Comme le dit la Confession de Foi de Westminster :

Par ce péché, ils [nos premiers parents] ont perdu leur justice originelle et leur communion avec Dieu, ils sont devenus morts dans le péché et entièrement souillés dans toutes les parties et facultés de leur corps et de leur âme. (6.2)

Comme ils étaient la souche du genre humain, la culpabilité de ce péché lui a été imputée, et la même mort dans le péché et leur nature corrompue ont été transmises à toute la postérité descendant d’eux par génération normale. (6.3)

Le modificateur total dans la dépravation totale indique que le péché affecte toutes les facettes de notre nature. Cela ne signifie pas que les pécheurs sont aussi mauvais qu’ils peuvent l’être ou que toute personne est aussi mauvaise qu’elle peut l’être. Cela ne signifie pas non plus que les humains déchus n’ont pas de conscience ou que le monde depuis la chute est entièrement misérable et incapable de faire des progrès ou d’apprécier la beauté évidente qui l’entoure. Cela signifie qu’aucune partie de la personnalité n’est intacte : l’esprit, les émotions, etc. Selon les mots de William Shedd, la dépravation totale signifie « l’absence totale de sainteté, et non la plus haute intensité de péché » (Dogmatic Theology, 2:257).

Corruption réelle et totale

En revanche, Thomas d’Aquin, dont le traitement de ce sujet a eu un effet déterminant sur la théologie catholique romaine ultérieure, estimait que le péché originel avait simplement blessé la nature humaine. Il soutenait qu’il ne nous rendait pas hostiles à la vertu, bien qu’il nous affaiblisse dans cette quête et nous fasse encourir la peine de mort, le tout découlant de la perte de l’innocence originelle d’Adam dont nous avons hérité. Le péché nous souille et nous rend coupables, méritant le châtiment. Le péché originel est comme une maladie, certains péchés étant guérissables, d’autres mortels (voir Summa Theologiae, 1a2ae.85-87). Rome en est venue à définir la corruption en termes purement négatifs, comme la perte de la justice qui a été donnée par Dieu comme un ajout à la condition naturellement créée de l’humanité.

D’autre part, les réformateurs ont souligné que la dépravation que nous avons héritée d’Adam était une corruption réelle et totale (Jean Calvin, Instituts de la religion chrétienne, 2.1.8). Le fondement biblique de leur position est clair : le péché est universel (Genèse 6.5 ; Romains 1.18-3.20). Il rend les humains aveugles à l’Évangile (1 Corinthiens 2.14 ; 2 Corinthiens 4.1-6) et ennemis de Dieu (Romains 8.7 ; Éphésiens 2.1-3), et est trompeur (Jérémie 17.9). Cette nature pécheresse est la source de mauvaises pensées et actions (Matthieu 15.16-20).

Cécité et incapacité

En pratique, la dépravation totale signifie qu’il n’y a pas de faculté humaine épargnée par le péché, même de façon relative. L’esprit, ainsi que les émotions et les désirs sont biaisés contre Dieu. Nous avons besoin d’un renouveau de toute notre personne. De plus, les sensibilités esthétiques sont également corrompues. L’aversion des personnes déchues envers tout ce qui reflète la présence du Créateur dans le monde les rend incapables d’apprécier sa gloire et sa beauté. La création est considérée en elle-même plutôt que comme le don ravissant et resplendissant de Dieu.

De ce fait, une distorsion est inévitable dans la réception de la création de Dieu par l’humanité, car elle n’est pas perçue comme telle. La joie qui devrait naître du fait de saisir l’identité réelle de la création comme conduisant à voir au-delà d’elle-même la beauté de Dieu est absente. Seule l’œuvre rénovatrice du Saint-Esprit peut enlever les écailles de nos yeux et nous amener à apprécier la création comme il se doit, car sinon nous l’apprécions de façon idolâtre comme une fin en soi ou nous la dénigrons par aveuglement et indifférence spirituelle.

Un corollaire direct de la dépravation totale est que les personnes déchues ne peuvent pas se sauver elles-mêmes de leur culpabilité et de leur dépravation. C’est un « ne peut pas » éthique ; ils ne peuvent pas parce qu’ils ne le veulent pas. « ceux qui vivent selon la chair ne peuvent pas plaire à Dieu » (Romains 8.6-8), ne peuvent pas recevoir la révélation de Dieu (Matthieu 16.17 ; 1 Corinthiens 2.14 ; Jean 6.44-45,64-65), ne peuvent pas se soumettre à la loi de Dieu (Romains 8.7), ne peuvent pas répondre d’eux-mêmes à la grâce de Dieu en Christ, et ne peuvent pas se sauver eux-mêmes parce qu’ils sont morts au regard de l’alliance de Dieu (Ezéchiel 37.1-6 ; Éphésiens 2.1-3).

Il est vrai que les personnes déchues peuvent faire beaucoup de bien d’un point de vue moral, social et culturel. Ils peuvent témoigner de l’amour à leur famille, accomplir des actes de bonté, produire de grandes œuvres d’art et apporter une contribution majeure au bien-être civique. Cependant, en dehors de la régénération par l’Esprit, ils ne peuvent pas faire ces actes pour la gloire de Dieu. Par conséquent, ils ne peuvent pas non plus partager la joie exultante des psalmistes devant les merveilles des œuvres de Dieu (Psaumes 19,145,147,148). Il faut un changement radical, modifiant tout le biais de la volonté humaine, afin de répondre positivement à l’Évangile, un changement qui ne peut être apporté que par le Saint-Esprit.

Des cœurs rendus bien disposés

Augustin a mis le doigt sur les conséquences qui découlent de la négation du péché originel et de son impact sur l’esprit dépravé.  Dans Contre deux lettres des pélagiens, il énumère un certain nombre d’éléments de l’hérésie pélagienne. Son déni du péché originel les a conduits à supposer que le salut est basé sur nos propres mérites et qu’il n’est donc pas du tout une grâce. Augustin s’est opposé au manichéisme et au pélagianisme en disant que la nature humaine est guérissable, puisque selon les pélagiens elle n’avait pas besoin d’être guérie, alors que selon les manichéens elle ne peut pas être guérie puisqu’ils considéraient le mal comme coéternel et immuable.

Pour le pélagianisme, la foi et l’obéissance doivent être attribuées à ceux qui les exercent et donc tout échec est dû à leur manque d’efforts. J.I. Packer a soutenu que le pélagianisme est la position par défaut des chrétiens zélés qui s’intéressent peu à la doctrine (« ‘Keswick’ et la doctrine réformée de la sanctification »). Laissant de côté d’autres questions, cette hérésie a éradiqué la joie chrétienne, car elle a encouragé la dépendance aux incertitudes constantes de nos propres efforts.

La racine du pélagianisme, découlant de sa négation du péché originel et de la totalité de la dépravation, était une focalisation sur la moralité, avec une affirmation de la capacité des personnes déchues à répondre à l’Évangile sans l’aide de la grâce divine. Il reposait sur l’hypothèse qu’un commandement de Dieu suppose que ceux qui en sont chargés soient capables de l’accomplir. Augustin a répondu que les êtres humains réagissent, mais que nous le faisons parce que Dieu nous rend bien disposés et change notre cœur, de sorte que nous croyons librement.

En bref, la réalité de la dépravation totale ne laisse aucune possibilité de salut par nos propres efforts. Elle met en évidence notre situation désespérée à la suite de la chute et l’œuvre souveraine de Dieu qui nous a sauvés. Seul le Saint-Esprit peut nous changer et nous transformer à l’image de Christ, qui est l’image du Dieu invisible. C’est une cause de reconnaissance sans limites envers Dieu et de jouissance de sa grâce et de sa bonté en Christ.


Cet article est une traduction de l’article anglais « Worse Than We Think » du ministère Desiring God par Timothée Davi.