La façon dont nous travaillons révèle qui nous sommes (Kent Hughes)

La faille dans notre éthique du travail

Studs Terkel commence ainsi son livre Working: histoires orales du travail aux États-Unis – livre d’ailleurs fortement acclamé:

Ce livre, puisqu’il concerne le travail, traite aussi, à cause de sa nature même, de violence: celle infligée à l’esprit aussi bien qu’au corps. Il parle d’ulcères et d’accidents. De vives querelles de mots et de bagarres à coups de poing. De dépressions nerveuses et d’achever celui qui est déjà à terre. Mais il aborde, par-dessus tout (ou en dessous de tout cela), la question des humiliations quotidiennes1 .

Des millions de gens voient leur travail comme quelque chose qu’ils doivent supporter, comme un déshonneur permanent. Leurs sentiments ne sont pas nouveaux. Herman Melville ressentait exactement la même chose: «Ils parlent de la dignité du travail; c’est un non-sens. La dignité vient des loisirs».

Un sombre nuage d’insatisfaction recouvre aujourd’hui notre main-d’œuvre. Seulement un dixième des Américains se disent satisfaits de leur emploi2 . Pour une majorité écrasante d’individus, le travail est ennuyeux et dénué de sens. Cette insatisfaction grandissante a engendré des problèmes paradoxaux : d’un côté, la paresse, et de l’autre, un travail excessif. Patterson et Kim, dans leur livre The Day America told the truth, nous apprennent qu’un seul employé sur quatre donne le meilleur de lui-même au travail et qu’environ 20 % du temps moyen d’activité est perdu, produisant en réalité des semaines de quatre jours3 . Mais si la paresse est épidémique, se surcharger de travail l’est aussi. Pour une grande partie de nos contemporains, avoir deux emplois rémunérés en même temps fait partie de leur style de vie.

L’illustration classique nous est donnée par ces travailleurs d’une usine de caoutchouc à Akron en Ohio : lorsque leur journée de travail a été réduite à six heures, plus de 50 % d’entre eux se sont trouvé un deuxième emploi, à temps plein ou partiel4 .

En contrepartie, certains cadres d’entreprises deviennent des bourreaux de travail qui sacrifient tout – famille, loisirs, amis, Église – au profit de leur carrière. La profondeur que peut atteindre le carriérisme est rapportée par Douglas LaBier, le principal associé du Project on technology, work and character [Projet sur la technologie, le travail et la personnalité], à Washington. Il cite les paroles «extrêmes mais non pas rares» d’un homme qui lui a raconté avoir peur de mourir, non à cause de la mort elle-même, mais parce que celle-ci mettrait fin à sa carrière5 .

Cette façon de penser a donné lieu à une liste interminable de proverbes superficiels à saveur religieuse, qui vendent les qualités nécessaires pour réussir sa carrière: discipline (« Le processus de créativité implique 2 % d’inspiration et 98 % de transpiration»), objectifs (« Si tu ne vises rien, tu l’atteindras à coup sûr»), sagesse («Réussir dans la vie n’est pas dû au bon jeu que tu as entre les mains, mais à la façon dont tu joues les cartes de ton maigre jeu »), persévérance («Les moments difficiles ne durent pas toujours, mais les gens acharnés, oui»), vision («Tel homme rêve et demande: pourquoi? Je rêve et je me dis: pourquoi pas?»), confiance en soi («Crois en Dieu et tu as parcouru la moitié du chemin ; crois en toi et tu en as fait les trois-quarts6 »). Les carriéristes qui vivent selon l’orgueil de ces principes se croient à tort les héritiers de l’éthique protestante du travail, mais, comme nous le verrons, il n’en est rien.

Cette illusion prend des dimensions personnelles tragiques, parce que les sondages montrent que l’éthique des chrétiens et des non-chrétiens au travail est pratiquement identique. «À l’Église, ils jurent obéissance aux valeurs véhiculées dans les credo et les Écritures. Mais au travail, ils s’inclinent devant les idoles de l’opportunisme et de la réussite. Le camouflage moral est devenu la norme dans le monde du travail7 .» À vrai dire, plusieurs hommes chrétiens échouent lamentablement au test de l’éthique en raison de leur paresse, d’un travail excessif ou même, ironiquement, à cause des deux.

Ce dont nous avons besoin, ce sont des règles d’éthique qui soient dictées par la parole de Dieu et vécues au quotidien et dans l’Église. La raison pour laquelle cela est si important est que la plupart d’entre nous passons huit à dix de nos seize heures d’éveil sur notre lieu de travail, cinq ou six jours par semaine. Ainsi, notre façon de travailler non seulement révèle, mais détermine même qui nous sommes.

La discipline chrétienne du travail doit être observée adéquatement, quel que soit l’endroit où Dieu nous a placés.

Le travail vu par la Bible

La doctrine chrétienne – celle des Écritures – concernant le travail a une noble origine: elle est étroitement liée à l’image de Dieu en nous et à son énergie créatrice. Nous sommes mis en présence de Dieu le Créateur en tant que travailleur de Genèse 1 :1 à 2 :2. En fait, toute cette section est un registre où est consignée l’œuvre de Dieu, et il se termine par cette déclaration : après avoir tout achevé, «il se reposa de toute son activité» (Genèse 2:2). Milton l’a bien exprimé par ces mots:

Les planètes s’arrêtèrent dans leur station pour écouter, tandis que la pompe brillante montait en jubilation. Ils chantaient: «Ouvrez-vous, portes éternelles ; ouvrez, ô cieux, vos portes vivantes! Laissez entrer le grand Créateur, revenu magnifique de son ouvrage, de son ouvrage de six jours, un monde! ». Le Paradis perdu, VII.563 (Traduction de François-René de Chateaubriand)

Puisque Dieu est lui-même travailleur, il attribue à toute profession légitime une dignité intrinsèque.

L’enseignement additionnel contenu en Genèse 1 est que «Dieu créa l’homme à son image» (1 : 27). L’homme est donc par nature un travailleur, comme Dieu. Et si nous exerçons bien nos fonctions, l’image de Dieu sera d’autant mieux reflétée en nous. Il existe une grande dignité dans le fait de travailler et d’être travailleur.

Frères, vous devez graver cette vérité dans votre cœur: votre travail a de l’importance aux yeux de Dieu !

Notons un autre fait de grande importance: Dieu a assigné à l’homme son travail avant la chute, avant le péché, avant l’état d’imperfection. « L’Éternel Dieu planta un jardin en Éden » (Genèse 2 : 8); « L’Éternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le garde» (2 : 15). Ces versets nous amènent à la conclusion que le travail est bon, malgré la croyance moderne qu’il est mauvais et déshumanisant.


Puisque Dieu est lui-même travailleur, il attribue à toute profession légitime une dignité intrinsèque.


David Ben Gourion, leader pionnier de l’État d’Israël actuel, a fait cette remarquable citation concernant la noblesse intrinsèque du travail :

Nous ne considérons pas le travail manuel comme une malédiction, une pénible nécessité ou même un moyen de gagner notre vie. Nous le voyons comme une activité humaine élevée. Un fondement, la chose la plus noble dans la vie d’un être humain et qui doit être accomplie librement, de façon créative. Les hommes doivent en être fiers8 .

Travailler sous l’effet d’une malédiction

Dieu travaille et l’homme, créé à son image, fait de même, et cela est bon. Mais viennent ensuite la chute et la malédiction:

Le sol est maudit à cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des ronces et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque c’est d’elle que tu as été tiré. Oui, tu es poussière et tu retourneras à la poussière. Genèse 3 : 17-19

La malédiction a rendu la nature peu coopérative, ce qui a fait du travail un labeur pénible; dès lors, l’homme doit gagner sa vie à la sueur de son front. Les conditions de travail dans le monde moderne varient. Certains peinent plus que d’autres et, si une partie de notre société jouit d’une meilleure position, le mot d’ordre reste néanmoins «dur labeur».

J’irai même plus loin : l’expérience normale de l’humanité face à son travail est un sentiment d’inutilité. C’est l’auteur du livre de l’Ecclésiaste qui nous rend attentif à cela quand il pleure devant sa situation malheureuse, situation vue selon la perspective de celui qui a laissé Dieu en dehors de sa vie. Au chapitre 2, versets 4 à 10, il décrit ses succès professionnels qui lui ont permis d’acquérir vignobles, jardins, parcs, esclaves, bétail et trésors. Il était grand et surpassait tous ceux qui avaient vécu avant lui. Il n’a rien refusé de ce que ses yeux réclamaient. Mais il conclut au verset 11 : « Puis j’ai réfléchi à tout ce que mes mains avaient entrepris, à la peine que j’avais eue pour le faire, et j’ai constaté que tout n’est que fumée et revient à poursuivre le vent. Il n’y a aucun avantage à retirer de ce qu’on fait sous le soleil». Et il réitère, au verset 17 : «Alors j’ai détesté la vie. Oui, ce qui se fait sous le soleil m’a déplu, car tout n’est que fumée et revient à poursuivre le vent».

Voilà, frères, où le travail vous mènera si Dieu en est exclu. Vous vous engagerez dans une profession parce que, bien que déchus, vous avez été créés à l’image de Dieu, et que c’est l’ordre normal des choses; elle vous apportera bénéfices et satisfactions. Mais ce sera aussi un dur labeur et ses joies seront éphémères. Dans son livre, Studs Terkel révèle ce qui a toujours été vrai sous le soleil quand Dieu est laissé de côté.

Racheter notre travail

Il existe une «façon chrétienne» d’envisager le travail: elle place Dieu au centre de l’équation. Il est certain que Dieu ne supprimera pas la malédiction, et donc la peine ou la difficulté du labeur, mais il remplacera ce qui le rendait vide de sens.

Ceux qui ont été sauvés par la foi deviennent héritiers de cette magnifique déclaration: «En réalité, c’est lui qui nous a faits ; nous avons été créés en Jésus-Christ pour des œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions» (Éphésiens 2:10). Étant son ouvrage, nous sommes aussi, comme l’a traduit F. F. Bruce, «son œuvre d’art, son chef-d’œuvre9 ». Nous sommes l’apogée de la création de Dieu car, privilégiés au-dessus de toutes les autres créatures (même les anges!), nous avons été faits à son image. Les possibilités rattachées à cet état sont époustouflantes parce qu’en plus, nous avons été régénérés – «recréés en Jésus-Christ» – passant ainsi par une seconde création encore plus grandiose. Paul le mentionne en 2 Corinthiens 5:17: «Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature». L’acte de création le plus prodigieux venant de Dieu est l’homme rendu vivant en Christ. Jonathan Edwards a dit à ce sujet: «La vie spirituelle qui est reçue dans le travail de conversion a un effet beaucoup plus important et glorieux que l’existence et la vie dans leur forme simple10 ». En tant que sujets des deux créations du Christ, nous sommes son ultime ouvrage!

Puisque nous sommes son chef-d’œuvre, «nous avons été créés en Jésus-Christ pour des œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions». Chacun d’entre nous a une tâche à accomplir, planifiée de toute éternité, et cette tâche comprend le travail en lui-même, la capacité de l’accomplir et un endroit pour l’accomplir. Quelle que soit la tâche à laquelle il vous a appelé, vous serez équipé pour la réaliser, aussi sûrement qu’un oiseau a ce qu’il faut pour voler. Et en accomplissant les œuvres qu’il vous appelle à faire, vous deviendrez de plus en plus son ouvrage et la personne que vous êtes vraiment.

Notes :

  1. Studs Terkel, Working: People Talk about What They Do All Day and How They Feel about What They Do (New York: Pantheon, 1974), xi.
  2. “How Americans View Their Jobs,” Pew Research Center, October 6, 2016, www.pewsocialtrends.org/2016/10/06/3-how-americans-view-their-jobs/.
  3. James Patterson and Peter Kim, The Day America Told the Truth (New York: Prentice Hall, 1991), 155.
  4. Leland Ryken, Work and Leisure in Christian Perspective (Portland, OR: Multnomah, 1987), 44.
  5. Douglas LaBier, Modern Madness (Reading, MA: Addison-Wesley, 1986), 25.
  6. Doug Sherman and William Hendricks, Your Work Matters to God (Colorado Springs, CO: NavPress, 1987), 27, who reference Dennis Waitley, Seeds of Greatness (Old Tappan, NJ: Fleming H. Revell, 1983), 199.
  7. Sherman and Hendricks, Your Work Matters to God, 18.
  8. Quoted in Tim Hansel, When I Relax I Feel Guilty (Elgin, IL: David C. Cook, 1981), 34.
  9. F. F. Bruce, The Epistle to the Ephesians (London: Pickering & Inglis, 1973), 52.
  10. Quoted in Clyde E. Fant Jr. and William M. Pinso Jr., eds., Twenty Centuries of Great Preaching, vol. 3 (Waco, TX: Word, 1976), 74, which cites Edwards’s sermon “God Glorified in Man’s Dependence.”

Cet article est adapté du livre : « Homme de Dieu, exerce-toi à la piété » de Kent Hughes