En quoi consiste notre désaccord ? : La règle d’or en lecture et l’appel à l’empathie

Croyez-vous que l’empathie peut être spirituellement dangereuse ?

C’est mon cas, et j’ai essayé d’expliquer pourquoi et comment. Et ce faisant, j’ai reçu quelques critiques (dont certaines assez virulentes). Ces critiques ne sont pas surprenantes. La plupart d’entre nous ont des catégories pour expliquer comment certaines passions (comme la peur ou la colère) peuvent devenir des péchés ; les articles sur « le péché de la colère » ou « le péché de la peur » nous paraissent logiques. Mais dans le monde moderne, l’empathie est considérée comme un bien presque inaltérable, et l’idée qu’elle puisse être dangereuse, voire un péché, peut donc être choquante.

Néanmoins, les interactions et les critiques ont été à la fois éclairantes et instructives. Par exemple, un groupe de réponses ressemble à ceci :

Comment pouvez-vous qualifier l’empathie de péché ? L’empathie est un souci pour les personnes qui souffrent qui est digne de Christ et qui cherche à entrer profondément dans leur douleur afin de les aider. En critiquant l’empathie, vous devez plaider pour une réponse distante, insensible et non chrétienne aux personnes qui souffrent.

À un niveau élémentaire, cette critique de mon argument est tout simplement fausse. C’est une déformation de ce que j’ai dit et écrit. Elle définit l’empathie de manière positive (un souci digne de Christ) et agit ensuite comme si j’avais attaqué cette compréhension du terme. Or, mon objectif est précisément le contraire : encourager un souci digne de Christ envers les personnes qui souffrent. Alors, comment certains de mes détracteurs tirent-ils leurs conclusions ? Je crois qu’ils ne pratiquent pas ce que nous pourrions appeler « l’herméneutique de la règle d’or » : est-ce que je fais pour les auteurs ce que je voudrais qu’ils fassent pour moi ?

Or, tous mes détracteurs n’ont pas répondu à une version « homme de paille » de mes arguments. Beaucoup d’entre eux ont cherché à s’engager sincèrement avec les versions les plus fortes de mes arguments, et j’ai été reconnaissant pour leur clarté et leur charité. Les débats, cependant, m’ont donné l’occasion de revoir plusieurs principes vitaux pour le désaccord au sein de l’Église.

Clarté et charité

L’une de mes principales convictions est que la clarté et la charité vont de pair. La clarté sert la charité ; la charité recherche la clarté. Bien aimer les autres signifie que nous cherchons à éviter l’ambiguïté et le flou, et à apporter la lumière à la confusion et aux ténèbres. Cela n’est nulle part plus nécessaire que lorsque nous nous engageons avec nos adversaires théologiques, politiques ou philosophiques.

Dans mes cours à Bethlehem College & Seminary, j’incite constamment mes étudiants à aimer les autres en recherchant la clarté. Nous devrions régulièrement nous poser des questions difficiles lorsque nous nous confrontons à d’autres perspectives, qu’il s’agisse d’auteurs morts ou de personnes vivantes. Deux questions en particulier guident mes propres tentatives de recherche de clarté et de charité.

1. Ai-je compris et représenté mon interlocuteur correctement ?

Lorsque je m’engage avec d’autres personnes, je me demande régulièrement si je les comprends et les représente de manière précise et équitable.  En d’autres termes, est-ce que je fais pour les auteurs ce que je voudrais qu’ils fassent pour moi ?

Comme je souhaite que les autres lisent mes écrits avec charité et représentent ma position avec exactitude, je m’efforce de même de lire les autres avec charité et de les représenter avec exactitude. Que nous lisions Platon ou Dante, Hume ou Edwards, notre premier objectif est d’observer avec précision, de comprendre clairement et de représenter ces penseurs de manière juste. Ce n’est qu’alors que nous sommes en mesure de les évaluer et de les juger correctement.

Développer ces habitudes de cœur et d’esprit n’est pas facile. Il est bien plus facile d’inventer des arguments de paille et de les attaquer, surtout lorsqu’il s’agit de positions et de points de vue que nous rejetons. Pour contrer cette tendance, je demande régulièrement à mes élèves de représenter les questions, les préoccupations et les pensées d’un auteur d’une manière qu’il adopterait lui-même. S’il les entend reproduire ses arguments, il devrait pouvoir dire : « Oui, vous avez bien exprimé ma position. » Ensuite, ayant représenté son point de vue de manière juste, ils sont libres d’évaluer et de critiquer ce qu’ils ont compris.

L’ARGUMENT DE L’HOMME D’ACIER

Plus encore, j’essaie fréquemment de former un « homme d’acier » de la position d’un adversaire. Un argument de type « homme d’acier » est le contraire d’un argument de type « homme de paille ». Lorsque nous érigeons un homme de paille, nous présentons une caricature affaiblie de la position de notre adversaire, ce qui la rend plus facile à abattre. Les réseaux sociaux encouragent ce type d’engagement, car nous visons le moment du « mic drop » (ndt. « le fait de lâcher le micro »). Il est facile de trouver de nombreuses pom-pom girls qui applaudiront lorsque nous démolissons nos adversaires (ou du moins, l’homme de paille que nous avons attaché à leur visage).

En revanche, l’argument de l’homme d’acier cherche à représenter la position de l’adversaire mieux qu’il ne l’a fait lui-même. Nous pouvons fournir un argument supplémentaire pour sa position – un argument qu’il n’a pas avancé – afin de présenter l’expression la plus forte de cette position. Ce genre d’exercice est un acte d’amour envers lui, et envers ceux qui sont d’accord avec nous. En renforçant des points de vue que nous finissons par rejeter, nous pouvons prendre conscience des limites ou des faiblesses de nos propres arguments.

LEWIS SUR LE PURGATOIRE

Par exemple, lorsque je donne un cours sur C.S. Lewis, je discute de sa foi en la doctrine du purgatoire. Lewis est très clair à ce sujet. Dans les Lettres à Malcolm, il déclare : « Je crois au purgatoire. » (107)

Il serait toutefois erroné de conclure de cette déclaration que Lewis croit en un enfer temporaire pour les chrétiens, dans lequel les diables torturent les saints pendant une période de temps limitée. Plus encore, il serait erroné de déduire de la foi de Lewis en un purgatoire qu’il aurait également embrassé la doctrine catholique romaine médiévale des indulgences qui a tant irrité Martin Luther. Dans ces deux cas, nous savons que de telles conclusions sont fausses, car Lewis nous le dit dans les paragraphes qui suivent sa déclaration sur sa foi en un purgatoire. Il rejette explicitement l’idée que le purgatoire est un lieu de châtiment rétributif, ainsi que l’idée que celui-ci exige des transactions commerciales dans lesquelles des saints vivants versent de l’argent pour libérer plus tôt des parents morts de leur tourment.

Ainsi, lorsque j’enseigne Lewis, j’essaie d’abord de décrire avec précision ses convictions sur le purgatoire – il s’agit d’une saison temporaire de purification au cours de laquelle l’âme sauvée désire être entièrement purifiée des vestiges du péché avant de jouir pleinement de la présence de Dieu. Ensuite, après avoir décrit avec précision le point de vue de Lewis, je donne des raisons bibliques et théologiques pour rejeter la perspective de Lewis. Mais je m’efforce de faire comprendre à mes étudiants que nous n’obtenons le droit de critiquer que par une représentation précise des positions opposées. C’est l’une des façons par lesquelles la clarté sert la charité, et la charité recherche la clarté.

2. Quelle sorte de différence est-ce là ?

Mais au-delà de la représentation exacte des positions des autres, nous visons également la clarté en cherchant à déterminer la nature des différences entre les diverses positions. Par exemple, lorsque mes élèves cherchent à comprendre et commencent à évaluer d’autres positions, je les encourage à poser des questions approfondies dans leur évaluation.

  1. S’agit-il d’une différence de sémantique ? C’est-à-dire que nos positions sont substantiellement les mêmes (nous croyons les mêmes choses), mais nous utilisons des termes différents pour exprimer notre foi commune ?
  2. S’agit-il d’une différence de fond ? C’est-à-dire que ma position est substantiellement différente de celle de l’autre personne ?
  3. S’agit-il d’une différence d’emphase ? En d’autres termes, nos positions sont-elles les mêmes, mais ce que nous soulignons ou accentuons à propos de nos positions est différent ? Avons-nous des instincts différents ou des évaluations différentes des divers dangers et tentations concernant nos positions ?

Alors, comment une compréhension de ces types de différences pourrait-elle éclairer le débat sur l’empathie en particulier, et nous aider à rechercher l’unité dans nos différences ?

DIFFÉRENCES SÉMANTIQUES

Je crois que nous sommes plus d’accords sur l’empathie que nous ne le reconnaissons souvent. Par exemple, j’ai plaidé en faveur d’un souci digne de Christ pour les personnes qui souffrent, qui cherche à entrer dans leur douleur afin de les aider – tout en restant attaché à la vérité. La vraie question est donc de savoir quel est le meilleur terme pour désigner cette orientation semblable à Christ. Mon argument est que la compassion (ou la sympathie) est le meilleur terme, directement issu des Écritures (1 Pierre 3.8 ; Hébreux 4.15 ; 10.34). D’autres ne sont pas d’accord et pensent que l’empathie est le meilleur terme. Mais quoi qu’il en soit, si nous sommes d’accord sur le concept lui-même, alors la différence est d’ordre sémantique, et non de fond.

Or, les différences sémantiques peuvent être importantes.  Elles peuvent créer de la confusion. Certains ont critiqué mes arguments sur l’empathie précisément pour ces raisons. Ces critiques partagent ma préoccupation de fond, mais pensent que définir l’empathie comme je le fais et parler du « péché d’empathie » est source de confusion pour les gens. Ils m’ont suggéré d’utiliser des termes tels qu’« empathie pécheresse », « empathie sans attache » ou « empathie sans contrôle » pour distinguer la mauvaise forme d’empathie de la bonne et précieuse forme d’empathie.

Et si j’ai intentionnellement utilisé cette expression provocatrice afin d’attirer l’attention et de susciter la réflexion (tout comme on pourrait chercher à récupérer le mot hédonisme pour un usage chrétien), j’ai également précisé que je ne suis pas obnubilé par ce mot en particulier. J’ai critiqué le phénomène sans utiliser le terme empathie (« Dangerous Compassion » ; trad. « Compassion dangereuse »). Et j’ai fait l’éloge de certaines conceptions de l’empathie, tant dans mes propres écrits que dans ceux des autres. Par conséquent, l’empathie sans attache ou sans contrôle me semble être un excellent terme pour désigner le danger que je nous encourage à éviter.

L’essentiel ici, cependant, est qu’il est crucial de distinguer les différences sémantiques des différences de fond, et que traiter une différence sémantique comme s’il s’agissait d’une différence de fond revient souvent à déformer les propos d’une personne.

DIFFÉRENCES D’EMPHASE

Il en va de même pour les différences d’emphase. Par exemple, dans mes écrits sur l’empathie, j’ai particulièrement insisté sur le danger d’une immersion totale dans la douleur d’autrui, au point de perdre le contact avec la vérité et de laisser d’autres personnes diriger nos véhicules émotionnels. J’ai tenté d’aider les gens à se rendre compte qu’ils sont manipulés par la sensibilité et la douleur de personnes blessées. Certains critiques estiment toutefois que le danger le plus pressant est le type de sympathie distante qui se contente de prononcer les mots « Je suis désolé que vous souffriez », mais ne prend jamais le risque d’aider réellement la personne qui souffre. Dans ce cas, des évaluations différentes du danger le plus pressant conduisent à des emphases différentes. Pour chaque question, nous devons nous demander : « Quel est le besoin du moment ? »

Les différentes évaluations du besoin (ou du danger) sont souvent dues à des expériences personnelles et à des contextes différents. Si vous avez vu ou expérimenté le chantage émotionnel au nom de l’empathie, ou si vous avez vu des chrétiens divisés parce que certains ont adopté la logique du « je suis blessé, donc vous avez péché », alors vous êtes plus susceptible d’être conscient de ce danger et donc de souligner le besoin d’un profond respect pour la vérité objective et la bonté dans nos efforts d’aide. D’un autre côté, si vous avez vu ou expérimenté de l’insensibilité et des paroles vides de compassion face à une souffrance réelle, ou si vous avez détecté une réticence craintive à entrer dans la douleur des autres, alors vous êtes plus susceptible d’être conscient de ce danger et donc de souligner la nécessité d’efforts intentionnels pour pleurer avec ceux qui pleurent et de se lamenter avec ceux qui se lamentent.

Et les différences d’emphase, bien sûr, peuvent aussi être significatives. À long terme, elles peuvent même conduire à des différences substantielles. Nous pouvons tendre vers des directions tellement différentes que nous nous retrouvons avec des positions différentes. Mais comme je l’ai souligné à mes étudiants, ils ne sont pas obligés de suivre cette voie. En fait, bien gérés, différents instincts et emphases peuvent contribuer à ce qu’une Église, une équipe pastorale ou une école maintiennent une adhésion totale au fait d’être semblable à Christ.

Des emphases différentes parmi ceux qui se respectent mutuellement et qui apprécient les différents instincts de l’équipe peuvent être d’un grand bénéfice pour une Église. L’équipe pastorale avec laquelle je travaille a précisément ce genre de respect mutuel. Nous prenons de meilleures décisions précisément parce que nous apportons nos différents instincts et penchants dans la discussion, tout en partageant les mêmes convictions fondamentales.

En quoi consiste notre désaccord ?

Personnellement, j’ai trouvé que le débat sur l’empathie et la compassion était très éclairant. Les critiques de bonne foi m’ont aidé à affiner mes arguments, à identifier les différentes failles et, par conséquent (je l’espère) à clarifier des parties de mes arguments qui pouvaient prêter à confusion. Les critiques de mauvaise foi ont servi à ma sanctification d’autres manières. Mais, plus important encore, j’espère que ce débat spécifique pourra nous équiper pour de futurs désaccords (qui seront nombreux).

Dans tout cela, notre objectif en tant que chrétiens doit être de pratiquer l’herméneutique de la règle d’or. En tant qu’auditeurs et lecteurs, nous devrions écouter et lire avec clarté et charité, en cherchant à comprendre les auteurs dans leurs propres termes. Nous devons déterminer si des différences notables relèvent de questions de fond, de sémantique ou d’emphase, et représenter les autres avec fidélité et soin. De même, en tant qu’orateurs et auteurs, nous devons parler et écrire avec clarté et charité dans nos divers contextes, en cherchant à être sages, courageux et compatissants dans nos propos.