Devenir humain à la maison (James Eglinton)

Cet article fait partie de la série : « Desiring God sur la famille ».

Herman Bavinck à propos de la famille

De son vivant, le théologien néerlandais Herman Bavinck (1854-1921) était bien connu pour son insistance sur le fait que le christianisme est une Bonne Nouvelle pour la vie dans son intégralité. Plutôt que de la traiter comme un message abstrait qui nous donne un billet pour le paradis tout en laissant le reste de notre vie terrestre plus ou moins intacte, Bavinck voyait le christianisme en termes remarquablement holistiques. En effet, il croyait qu’il s’agissait d’une meilleure nouvelle que ce que beaucoup de chrétiens réalisaient : une bonne Nouvelle non seulement pour l’âme, mais aussi pour le corps ; non seulement pour l’Église, mais aussi pour la société ; non seulement pour votre culte, mais aussi pour votre travail.

Il en était ainsi, pensait-il, parce que l’Évangile est la réponse de Dieu à l’impact du péché dans tous les domaines de notre existence humaine. Le péché entache toute la vie. C’est pourquoi Bavinck voyait les chrétiens comme ceux dont le message apporte l’espoir de la vie, précisément parce que le christianisme est une foi pour l’intégralité de la vie : il prend toute pensée captive pour Christ, inonde les ténèbres de lumière et nettoie tout ce qui a été corrompu. Là où le péché abonde, la grâce surabonde davantage. Dans ce sens, Bavinck insiste sur le fait que le christianisme est véritablement catholique, ou universel, dans sa portée : sa Bonne Nouvelle s’applique à chaque partie de chaque vie, partout.

Dans cette perspective, Bavinck s’est attelé à la tâche de toute une vie d’explorer comment vivre chrétiennement dans son propre monde moderne, en mutation rapide et en voie de sécularisation, et a produit des ouvrages sur un grand nombre de sujets, de la politique à la poésie, des droits des travailleurs à l’art moderne. Tous ont été reconsidérés à la lumière de Christ. Et le foyer est au cœur de cet effort de réflexion chrétienne sur la vie moderne.

Une société d’individus

Le début du vingtième siècle a été une période de bouleversements sociaux considérables, au cours de laquelle l’élément de base de la société est passé de la cellule familiale à l’individu.  Si cette évolution était déjà en cours avant la Première Guerre mondiale (1914-18), elle n’en a pas moins été profondément affectée par celle-ci. Des millions de jeunes hommes étaient soudainement morts au combat. Qu’adviendrait-il des femmes qu’ils auraient épousées ? Qui prendrait leur place dans la population active ? Quel avenir la cellule familiale avait-elle dans un nouveau monde de plus en plus peuplé d’adultes célibataires (souvent des femmes) ? Qui forme les individus qui composent désormais leurs sociétés ?

Dans les deux dernières décennies de sa vie, Bavinck – alors mari et père d’une fille adolescente – s’est appliqué à ces questions, réfléchissant et écrivant abondamment sur la famille et le foyer dans cette ère moderne. Avant la Première Guerre mondiale, son livre The Christian Family (1908 ; trad. La famille chrétienne) constitue une première tentative dans ce sens. Alors que la guerre se prolongeait et tirait finalement à sa fin, il a produit deux autres ouvrages substantiels traitant de cette évolution vers une société d’individus : On Raising Teenagers (1916 ; trad. L’éducation des adolescents) et The Woman in Contemporary Society (1918 ; trad. La femme dans la société contemporaine).

Au début de sa vie, et comme la plupart des gens de son époque, Bavinck pensait qu’une société de familles était idéale. Mais lorsque les changements sociaux imposés par la guerre sont devenus évidents, il a accepté le passage à une société d’individus avec un réalisme pragmatique. Le monde avait changé. Les réalités d’un tissu social déchiré par la guerre nécessitaient une réflexion chrétienne approfondie. À cet égard, certains de ses points de vue d’avant-guerre dans La famille chrétienne ne sont pas représentatifs de ses opinions d’après-guerre : l’exemple le plus frappant est son passage d’une vision de la démocratie « une famille, un vote » (dans laquelle seul le mari avait le droit de vote) à un plaidoyer public en faveur du droit de vote individuel qui s’applique également aux hommes et aux femmes non mariés.

Dans l’esprit de Bavinck, cette volonté d’accepter une société d’individus était éclairée par le silence de l’Écriture sur la question. Les temps changent sans cesse, et comme la Bible ne plaide pas en faveur d’une version spécifique de la démocratie, il a estimé que les chrétiens devaient faire preuve de sagesse dans leur lutte pour organiser la société.

Un « individualisme » périlleux

S’il se considérait comme autorisé par la Bible à évoluer avec son temps sur ce point, le même engagement à suivre l’Écriture l’amenait à défendre l’importance de la famille et du foyer – d’autant plus, au vu de l’individualisme croissant autour de lui. Dans les écrits qu’il a rédigés tout au long de sa carrière, Bavinck a reconnu que l’époque moderne nous donne une conscience aiguë de notre individualité : peut-être plus que nos ancêtres, les gens d’aujourd’hui perçoivent leurs expériences comme uniques, et les identités qu’ils créent d’autant plus. Il n’avait pas non plus de difficulté à considérer l’individualité humaine comme un don de Dieu, et comme quelque chose à valoriser. Dans La famille chrétienne, par exemple, il écrit que c’est Dieu qui accorde à tous les hommes leur « individualité particulière », qui est « l’œuvre artistique de Dieu » et qui, en tant que telle, doit être affirmée (90).

Parallèlement à cette observation, il insiste sur le fait que la culture moderne a tendance à opposer la famille et l’individu en nous disant que notre individualité la plus authentique naît précisément de notre rupture avec notre histoire familiale. C’est ainsi, disait-il, que l’on devient un individu authentique. Dans ce processus, cependant, une réalité indéniable – notre individualité – est élevée au rang d’une chose nouvelle et plus douteuse : l’individualisme.

Dans une culture individualiste, le monde devient la scène sur laquelle nous nous produisons, plutôt que la communauté dans laquelle nous sommes formés. Croyant que nous nous sommes formés à partir d’une source intérieure profonde d’authenticité, nous ne voyons pas que le rôle formateur autrefois accordé au foyer est en fait cédé à d’autres forces au sein de la société. (À l’époque de Bavinck, l’accent était mis sur le fait que l’État se considérait comme « la seule vraie famille » et conformait les citoyens à sa propre vision arbitraire de la vie et du monde. De nos jours, nous pourrions ajouter de nombreuses nouvelles influences formatrices : les modèles sur les réseaux sociaux, les célébrités et les idéologies politiques de type « tout compris », pour n’en citer que trois.)

Si Bavinck a raison, l’individualisme est une étrange erreur d’appellation. Au lieu de nous permettre d’être des personnes dont l’individualité naît de notre histoire (familiale) unique, une culture individualiste nous façonne en fonction de la pensée de groupe du pouvoir social qui domine à l’horizon. Notre véritable individualité s’effondre sous son poids.

Amélioration de la maison

Selon Bavinck, pour sauver la véritable individualité, nous devons la libérer de l’individualisme. Le fossé artificiel et inutile que la modernité séculaire a creusé entre l’individu et la famille doit être comblé. Et pour cela, selon ses livres The Christian Family (trad. La famille chrétienne) et On Raising Teenagers (trad. L’éducation des adolescents), nous devons nous engager à fond dans l’amélioration de la maison, précisément parce que c’est là que commence l’histoire de l’individualité de chaque personne.

Dans The Christian Family (trad. La famille chrétienne), Bavinck affirme que l’individualité prend comme point de départ la combinaison des histoires – biologiques, sociales, psychologiques, spirituelles – qui se conjuguent lorsqu’un homme et une femme s’unissent, et qu’il en résulte un nouvel être humain. Chaque personne est le produit unique d’une telle combinaison, qui exerce une influence insondable sur chacun d’entre nous. « Que nous trouvions plus tard [ce point de départ] agréable ou désagréable, écrit-il, nous ne pouvons rien y changer » (91).

Chacun de nous, bien sûr, canalise ce point de départ dans de nouvelles directions. Nous pouvons même nous y opposer – ce qui est parfois nécessaire – mais il ne sert à rien de l’ignorer. Notre individualité commence à la maison, plutôt que dans un vide, ou dans un sentiment intérieur détaché d’authenticité. Les sociétés modernes sont peut-être centrées sur les individus, mais chaque individu a été formé par un foyer d’une manière ou d’une autre – c’est pourquoi le foyer est plus important que jamais.

Comment les chrétiens doivent-ils penser au foyer dans les sociétés modernes individualistes ? Pour Bavinck, les chrétiens ne servent pas le bien commun de leur société moderne d’individus en faisant de l’individualité leur grand ennemi. Leur vocation est plutôt de montrer que le christianisme, plutôt que l’individualisme séculaire, présente le compte rendu le plus convaincant de notre individualité – dans sa beauté, mais aussi dans sa chute, et dans l’espoir de l’Évangile pour le mélange complexe formé par ces facteurs. Cette insistance nous donne des raisons de nous soucier de la santé du foyer dans la société. Bien géré, écrit Bavinck, le foyer est « la première et la meilleure école de formation qui existe sur terre » (The Christian Family, 92 ; trad. La famille chrétienne). Le foyer est le lieu où nous sommes d’abord orientés vers Dieu ou éloignés de lui, et où se forme notre attitude fondamentale envers nos semblables. En termes de formation spirituelle et morale, le foyer est d’une importance unique. Nous ne pouvons concevoir un véritable épanouissement humain sans lui.

Le temps et l’espace pour l’épanouissement

Jusqu’à présent, nous pourrions nous attendre à ce que les arguments de Bavinck en faveur de l’importance du foyer soient marqués par une sorte de piété d’un autre monde.  Mais la réalité ne pourrait guère être plus éloignée de la vérité. Dans The Christian Family (trad. La famille chrétienne) et On Raising Teenagers (trad. L’éducation des adolescents), il écrit en termes concrets sur les implications pratiques d’une position pro-famille et pro-foyer. Pour que les chrétiens soutiennent le foyer, par exemple, Bavinck affirme qu’ils doivent s’opposer à la pauvreté. Les bas salaires obligent les parents à travailler de plus en plus longtemps pour joindre les deux bouts, ce qui les empêche d’être régulièrement présents et engagés dans la vie de leurs enfants. En tant qu’aspect de la pauvreté, Bavinck a fait valoir que la mauvaise qualité du logement rendait plus difficile l’épanouissement des familles, en particulier dans les villes. Il plaide en faveur de meilleures lois sur le logement et d’une assurance habitation abordable. Il a également plaidé en faveur d’une réduction des devoirs pour les enfants, affirmant que lorsque le travail scolaire s’immisce dans les heures de la maison, il empiète sur le temps improductif que les parents et les enfants devraient passer à être simplement une famille ensemble.

Dans toutes ses recommandations visant à contrer ces « circonstances extérieures qui favorisent la destruction de la vie familiale », son principe directeur était qu’une famille a besoin de temps et d’espace pour s’épanouir. Ces facteurs, bien sûr, sont des ressources rares dans nos sociétés modernes individualisées.

Bon, mais pas facile

Que pouvons-nous apprendre de Bavinck aujourd’hui ? La réponse dépend de nos contextes particuliers. Au Royaume-Uni, la question la plus frappante est peut-être la campagne de Bavinck contre les logements familiaux petits et inadéquats. En moyenne, par exemple, les nouvelles maisons construites au Royaume-Uni sont les plus petites d’Europe. Depuis 1970, la taille moyenne des maisons neuves britanniques a diminué d’un tiers, les cuisines et les salons étant de plus en plus petits. La conception typique des logements familiaux britanniques est guidée par la recherche du profit maximum, plutôt que par les besoins réels des familles. Pire encore, les familles britanniques les plus pauvres dépendent de plus en plus de bureaux abandonnés transformés à bas prix en appartements d’une pièce.

Bavinck reconnaît certes que « maison » n’est pas synonyme de « foyer », mais il estime que les deux sont étroitement liés : il est difficile d’encourager les familles en difficulté à manger, prier et lire l’Écriture ensemble, ainsi qu’à prendre plaisir à être ensemble, lorsque les bâtiments dans lesquels elles vivent supposent que s’asseoir et manger ensemble sont des éléments périphériques de la vie familiale moderne. Dans ce contexte, une position pro-famille commence par aborder les problèmes généralisés rencontrés pour transformer ces boîtes à chaussures en foyers.

Par rapport aux Américains, les Britanniques disposent de beaucoup de temps, avec des horaires de travail plus courts et des vacances plus longues, mais ils manquent d’espace. Le foyer britannique doit donc se battre en conséquence. Bien que les mêmes problèmes puissent s’appliquer dans certains contextes nord-américains, en moyenne, la taille de la maison familiale américaine typique n’a fait qu’augmenter au cours des dernières décennies. En général, l’Amérique dispose d’une abondance d’espace, mais d’un manque chronique de temps. (Lors d’une visite aux États-Unis, Bavinck lui-même a été frappé par cette différence culturelle, écrivant que tout y est « pressé »). En Amérique, la vision de Bavinck exigerait des sacrifices distincts dans la manière dont la famille s’intègre dans un contexte matériellement riche, mais pauvre en temps.

Dans les contextes d’Asie de l’Est, où le collectif familial l’emporte sur l’individualité, et où les enfants passent de nombreuses heures en dehors de l’école à suivre des cours du soir, la vision de Bavinck contre les devoirs et en faveur de l’individualité serait profondément contre-intuitive.

Il est clair que la prise en compte et la mise en œuvre de sa vision sont complexes et coûteuses de différentes manières. Dans chaque contexte, cependant, le christianisme est une bonne, mais pas facile, nouvelle pour la famille.


Cet article est une traduction de l’article anglais « Becoming Human at Home » du ministère Desiring God par Timothée Davi.