Définir le terme «spectacles» (Tony Reinke)

Pollice Verso *oil on canvas *97,4 x 146,6 cm *1872

En anglais, le terme spectacles peut signifier deux choses. Ce mot s’applique dans un premier temps aux lunettes qui affinent la vision humaine, procurant une meilleure acuité visuelle à ceux qui en portent. Dans ce sens, la vision du monde est une paire de lunettes métaphoriques à travers laquelle nous le voyons. Mais ce n’est pas l’usage que je ferai ici de ce mot. Pour le sujet qui nous préoccupe, le mot spectacles est confiné à sa seconde signification : un moment donné, de longueur variable, au cours duquel le regard collectif est fixé sur une image, un événement ou un instant précis. Un spectacle est quelque chose qui captive l’attention humaine, un instant au cours duquel nos yeux et nos cerveaux sont concentrés et fixés sur une chose qui nous est projetée.

Dans une société comme la nôtre encline à l’indignation, les spectacles sont souvent des controverses ; le dernier scandale dans le domaine du sport, des divertissements ou de la politique. Une étincelle naît, devient une flamme virale sur les médias sociaux et attise la faim visuelle de millions d’individus. C’est un spectacle. Comme la vitesse de diffusion des médias augmente toujours davantage, le plus minuscule lapsus commis en public, tout commentaire passif agressif d’une célébrité ou n’importe quelle image politique hypocrite peut devenir un spectacle. Et souvent, les spectacles des médias sociaux les plus viraux sont des histoires pimentées, révélées plus tard comme des rumeurs sans fondement ou de fausses nouvelles.

Qu’il soit vrai ou faux, voire de la pure fiction, un spectacle est une chose visible vers laquelle converge un regard collectif. Voilà tout l’objet de ce livre. Un spectacle peut arriver emballé, comme une photographie brillante, un panneau d’affichage accrocheur, une animation créative, la page centrale d’un magazine, une publicité amusante ou un clip vidéo. Il peut être une publicité ou une antipublicité sarcastique, une série télévisée ou une parodie de série, une émission d’affaires publiques ou la réplique cynique de ce genre d’émissions de débats. Les spectacles peuvent prendre une ampleur métaphysique : des émissions de télé évoquant d’autres émissions de télé, des publicités à propos d’autres publicités et des films parlant d’autres films. Les spectacles sont d’ambitieux paysages de jeux vidéo, des séries télévisées en réseau, une superproduction, un film d’horreur, un clip sportif à la gloire (ou rappelant la blessure) d’un athlète ou encore un GIF* viral sur les médias sociaux.

Les spectacles – tout ce qui se dispute nos yeux – peuvent être accidentels ou intentionnels : une inauguration présidentielle historique, le bêtisier d’une célébrité, un échec épique, une farce, un coup bas, un hot take**, une course de drones, une compétition de sport électronique, la diffusion en direct de jeux vidéo luttant contre des canons fictifs ou encore une véritable guerre menée avec des armes en acier. Les spectacles, ce sont les dernières vidéos à sensations de youtubeurs devenus millionnaires, ou encore les flashmobs censées apparaître comme des rassemblements spontanés en public. Ainsi, l’ère du spectacle donne naissance à une forme particulière de célébrité : le provocateur grande gueule et l’icône débile, notoirement inadaptés à tout autre rôle qu’à celui de la renommée.

Les créateurs de publicité utilisent des spectacles intentionnels pour accroître les profits des entreprises, mais les spectacles peuvent avoir des origines plus macabres : le suicide d’un adolescent sur Facebook Live, un assassinat public, une vidéo de fusillade policière ou les images d’un accident de la route mortel.

Un spectacle peut vous cibler tout en parlant simultanément à un million de « vous » (de la même manière qu’une vidéo populaire visant à convaincre d’acheter). Un spectacle peut aussi rassembler une population dans un but unifié (comme un discours politique en direct pour inciter les votes). Un tweet (gazouillis) particulier peut prendre la forme d’un spectacle viral, mais l’écosystème de Twitter est à lui seul un spectacle sans fin.

Certains spectacles nous rassemblent dans une unité régionale, comme lors de l’acclamation d’une équipe sportive locale ; d’autres nous maintiennent collectivement déconnectés, comme lorsque nous regardons un film au cinéma. Certains spectacles nous rassemblent en petits groupes, par exemple lorsque nous regardons un film à la télévision depuis notre salon ; d’autres spectacles nous isolent, comme l’ensemble du contenu Netflix en diffusion continue sur notre iPad, les médias sociaux que nous faisons défiler sur nos téléphones intelligents et les jeux sur nos consoles individuelles. Certains spectacles nous séparent spatialement, à l’instar de ceux nécessitant l’usage de lunettes de réalité virtuelle.

En outre, différents modes de spectacles invitent à différentes formes de visions. Nombre d’entre eux, comme nos films préférés, fixent nos esprits dans une transe onirique et plongent nos corps dans un état d’inertie. D’autres spectacles, comme les médias sociaux, nous offrent un sursaut de dopamine lorsque nous devenons le centre de l’attention. Certains spectacles encore, par exemple les émissions de télévision regardées en direct et discutées sur Twitter, nous absorbent dans une communauté d’observateurs. Les spectacles peuvent nous pousser, soit à nous montrer égocentriques, soit à nous oublier nous-mêmes, ou encore à être focalisés sur les autres. Certains spectacles attisent même notre voyeurisme obscène et notre convoitise personnelle.

Les spectacles nous captivent de manières différentes. Aux États-Unis, le Super Bowl*** en est un très bon exemple, car il attire notre attention de bien des manières : en direct et en personne, hurlant à l’intérieur d’un stade avec 60 000 autres spectateurs ; en direct et à distance, dans votre propre salon avec 6 amis ; ou sur demande en différé en regardant le lendemain les moments forts de l’événement sur votre téléphone. Le Super Bowl est aussi un excellent exemple de la façon dont les spectacles populaires se recoupent. Il s’agit d’un hybride entre spectacles d’athlètes, de célébrités, de divertissements et de publicités – générant tous un intérêt massif pour les tout derniers produits de consommation, appareils, jeux vidéo et productions hollywoodiennes. Les créateurs de spectacles les plus puissants de la culture se rencontrent au Super Bowl ; ils s’approvisionnent même mutuellement afin de créer pendant quatre heures un festin pour les yeux à plusieurs niveaux.

Derrière tout cela, les spectacles veulent quelque chose de nous. La « consommation » en fait partie, mais nous ne nous contentons pas d’ingérer les spectacles ; nous y répondons. Les images visuelles réveillent les motivations de nos cœurs ; elles tirent les ficelles de nos actions. Les images veulent notre célébration, notre émerveillement, notre affection, notre temps et notre indignation ; elles invoquent notre consensus, notre approbation, notre assentiment, notre puissance de rediffusion et nos portefeuilles.


Cet article est tiré du livre : La guerre des spectacles de Tony Reinke


*N.D.T. Image animée.

**N.D.T. Un hot take est une opinion controversée délibérément provocatrice et souvent basée sur une moralisation superficielle. Les hot takes sont généralement publiés, mis en ligne ou exprimés à voix haute justement à cause de leur côté controversé.

***N.D.T. : Prestigieuse finale du championnat de football américain, organisée par la National Football League (NFL).