Cher Pasteur . . . L’orgueil est un ennemi subtil

Révérends et bien-aimés frères,

Un de nos péchés les plus odieux et les plus manifestes, c’est l’orgueil. Ce péché est malheureusement commun à tout homme ; mais il est plus odieux et plus inexcusable chez un pasteur. Et cependant, il domine tellement plusieurs d’entre nous, que c’est lui qui dicte nos discours, qui nous règle dans le choix de nos relations, dans le sujet et dans le ton de nos entretiens journaliers. À quelques-uns de nous il inspire des pensées d’ambition et de grandeur, des sentiments de jalousie envers ceux qui leur font obstacle et qui éclipsent leur gloire et leur réputation. L’orgueil est pour nous un compagnon inséparable, un maître tyrannique, un ennemi rusé. Il nous poursuit jusque dans notre cabinet et se met à l’ouvrage avec nous, il choisit le sujet et souvent les expressions de nos sermons.

Dieu nous recommande la simplicité, afin que nous puissions instruire les ignorants ; le sérieux et la sincérité, afin que nous puissions toucher les cœurs endurcis. Mais l’orgueil est là, qui nous donne d’autres conseils et qui nous fait rechercher les ornements superflus ; il énerve notre prédication sous prétexte d’en polir le style, il la surcharge d’ornements vains et futiles ; il la rend froide et obscure et nous pousse à parler d’une manière inintelligible sous prétexte de parler avec élégance, il émousse le tranchant de nos paroles. Et tandis que Dieu nous recommande de parler aux hommes avec toute l’ardeur et toute la force dont nous sommes capables, l’orgueil est là qui nous invite à la désobéissance en nous disant : « Voulez-vous prêcher comme un furieux ? Ne pouvez-vous vous servir d’un langage plus modéré ? » C’est ainsi que l’orgueil, c’est-à-dire Satan, compose la plupart de nos sermons, leur donne la forme et l’expression, et les rend inefficaces, bien que le sujet en soit divin. 

Et quand l’orgueil a composé notre sermon, il nous accompagne dans la chaire, il façonne notre geste et notre débit, et nous inspire la soif des applaudissements ; en un mot, dans nos études et dans notre prédication, il fait que nous nous cherchons nous-mêmes au lieu de chercher la gloire de Dieu, tandis que nous devrions nous demander : Que dirai-je, et comment le dirai-je, pour être agréable à Dieu et pour faire le plus de bien ? L’orgueil nous pousse à nous demander : Que dirai-je, et comment le dirai-je, pour acquérir la réputation d’un prédicateur éloquent et pour être applaudi de mes auditeurs ? Quand notre prédication est terminée, l’orgueil nous accompagne dans notre demeure et nous rend plus empressés à savoir si nous avons été applaudis, qu’à savoir si nous avons fait sur les âmes de sérieuses impressions à salut. La pudeur seule nous empêche de demander à nos auditeurs comment ils ont trouvé notre sermon et de mendier leurs éloges. Si nous nous apercevons que l’on fait cas de notre prédication, nous nous réjouissons comme si nous avions atteint le but ; mais si l’on ne nous regarde que comme des prédicateurs ordinaires, nous sommes découragés comme si nous l’avions manqué.

L’avidité de plusieurs ministres

Ce n’est pas tout ; ce n’est pas même ce qu’il y a de plus triste. Il y a des ministres tellement avides de considération et de popularité, qu’ils envient les talents et la position de ceux de leurs frères qui leur sont préférés, comme si leur réputation perdait tout ce que gagne celle d’un autre, comme si les dons de Dieu étaient pour eux des ornements destinés à les parer dans le monde, et comme si ceux qu’il a accordés à d’autres devaient être méprisés et foulés aux pieds, parce qu’ils leur font obstacle. Quoi ! Un pasteur, un prédicateur de Christ porte envie à son frère et cherche à rabaisser ses talents, parce qu’il craint que les siens n’en soient éclipsés ! Un vrai chrétien n’est-il pas membre du corps de Christ, et, comme tous les autres membres, ne participe-t-il pas à la gloire du corps entier ? Tout homme ne doit-il pas rendre grâces à Dieu des dons de ses frères, non seulement parce qu’il y participe, mais aussi parce que le but peut être atteint par ces dons aussi bien que par les siens propres ? Ce but, c’est la gloire de Dieu, la prospérité de l’Église : si ce but n’est pas le sien, il ne peut s’appeler chrétien. Un ouvrier doit-il porter envie à son compagnon parce que celui-ci l’aide à faire l’œuvre de son maître ? Et cependant ce péché odieux n’est que trop commun parmi les membres de l’Église.

Ils ne se font pas scrupule de chercher à ternir la réputation de ceux qu’ils considèrent comme des rivaux ; s’ils n’osent le faire ouvertement, dans la crainte de passer pour des calomniateurs, ils le font indirectement et par de perfides insinuations. Quelques-uns sont tellement dominés par cette honteuse passion, qu’ils ne veulent pas céder leur chaire à un prédicateur plus éloquent, dans la crainte qu’il ne recueille des applaudissements qu’ils regardent comme leur bien propre. C’est une chose déplorable, qu’un homme qui a quelque crainte de Dieu soit jaloux des dons de Dieu et aime mieux voir ses auditeurs demeurer impénitents et non convertis que d’en voir un autre les réveiller et les convertir. Cela va si loin, que dans les grandes congrégations qui ont besoin du ministère de deux ou de plusieurs prédicateurs, il est difficile que deux ministres également doués vivent ensemble en bonne harmonie et poursuivent d’un commun effort l’œuvre de leur divin maître ; à moins que l’un des deux ne soit décidément inférieur à l’autre et ne consente à être son second et à recevoir la loi de lui, ils luttent entre eux pour la prééminence, ils se jalousent l’un l’autre, ils vivent dans une froideur et dans une inimitié réciproque, déshonorant ainsi leur ministère et compromettant l’édification de leur troupeau. Plus d’une fois, lorsque j’ai voulu représenter à quelques personnes qu’une nombreuse congrégation devait avoir plus d’un ministre, il m’a été répondu que s’il y en avait plusieurs, ils ne pourraient s’accorder ensemble. J’ai la confiance qu’il n’en est point ainsi dans beaucoup de cas ; mais je crains bien que cela ne soit vrai dans quelques-uns. Tel est l’orgueil de quelques pasteurs que, plutôt que de voir un second partager avec eux l’honneur de la conduite de leur troupeau et leur influence sur les fidèles, ils aiment mieux rester seuls chargés d’un fardeau qui accable leur faiblesse. 

C’est encore l’orgueil qui rend les ministres si entiers dans leurs opinions, si fortement opposés à ceux qui ne pensent pas comme eux sur des points secondaires. Ils veulent que tout le monde se soumette à leur jugement, comme s’ils étaient les maîtres et les arbitres de la foi de l’Église. Tandis que nous nous élevons contre l’infaillibilité du pape, nous ne sommes pas éloignés, pour la plupart, de nous faire papes nous-mêmes et de vouloir imposer la croyance à notre infaillibilité. Il est vrai que nous n’annonçons pas ouvertement cette prétention ; ce n’est qu’à l’évidence de la vérité telle que nous l’établissons, que nous voulons voir les hommes se soumettre ; mais, comme la vérité n’est, à notre sens, que ce que nous croyons, ce sont, dans le fait, nos opinions et nos raisonnements que nous voulons imposer. Et si, après avoir examiné nos arguments, on les trouve vicieux ou faibles, nous sommes tout prêts à nous en irriter comme d’un outrage personnel. Nous épousons si étroitement la cause de nos erreurs, que tout ce qui est dit contre elles nous semble être dit contre nous, et nous nous affligeons de voir attaquer nos raisonnements, quoiqu’ils soient souvent contraires à la vérité et dangereux pour les âmes.

Telle est la susceptibilité de notre orgueil, que lorsque d’autres personnes sont appelées par devoir à nous reprendre ou à nous contredire, nous ne pouvons supporter ni leurs reproches ni la manière dont ils nous sont adressés. L’homme le moins estimable sera bien vu de nous, s’il adopte nos opinions et s’il fait l’éloge de nos talents ; mais nous ne pouvons souffrir celui qui nous avertit franchement de nos fautes et de nos manquements. Cette contradiction nous est surtout pénible, lorsqu’elle est publique. Sans doute, nous devons avoir horreur de la raillerie, et ménager soigneusement la réputation de nos frères, mais trop souvent aussi nous avons le tort de regarder comme nos ennemis ceux qui ne nous admirent point autant que nous voudrions être admirés et qui n’adoptent point comme des vérités nos opinions, même les plus fausses. 

Je l’avouerai ; c’est pour moi un sujet d’étonnement de voir que l’on attache peu d’importance à un péché si odieux, et que l’on regarde cette disposition comme compatible avec la piété et la sainteté, lorsque nous nous élevons avec tant de véhémence contre des fautes bien moins graves. Lorsque nous nous adressons à des ivrognes, à des mondains, à des hommes ignorants et non convertis, nous ne les ménageons point, nous les avertissons franchement de leur état de péché et de misère ; bien plus, nous voulons qu’ils nous écoutent patiemment et qu’ils nous sachent gré de nos exhortations. De leur côté, ils prennent souvent nos reproches en bonne part, et nous considèrent d’autant plus que nous leur parlons plus franchement et plus sérieusement. Mais si nous avertissons un ministre de ses fautes et de ses erreurs, si nous n’avons soin d’adoucir nos reproches par des éloges, au point de rendre ceux-là insignifiants, ils les regardent comme une injure personnelle dont ils ont le droit de s’offenser. 

Cette confession, mes frères, est pénible ! Mais nous devons être plus affligés de cet état de choses que de nous l’entendre reprocher. Si le mal pouvait être caché, je ne l’aurais point découvert, du moins aussi publiquement. Mais, hélas ! Il est depuis longtemps connu de tout le monde. Nous nous sommes déshonorés en recherchant l’honneur avec trop d’empressement ; nous avons nous-mêmes révélé notre honte à tous les yeux. Le monde ne peut croire à la piété d’un ministre entaché de ce vice : et si nous ne le détestons pas, si nous n’en gémissons pas, si nous ne nous humilions pas devant Dieu, notre piété n’est qu’une hypocrisie. Que chacun de nous s’examine, qu’il se repente et qu’il veille ! 

Je dois le dire cependant ; je n’enveloppe pas dans cette accusation tous les ministres de Christ. Il y a, grâce à Dieu, parmi nous, des hommes remarquables par leur douceur et leur humilité, et qui sont dignes d’être proposés comme modèles à leur troupeau et à leurs collègues dans le ministère. C’est là leur gloire dans ce monde et dans l’autre ; c’est là ce qui les rend agréables devant Dieu, devant les hommes pieux, et même devant les impies. Puissions-nous tous leur ressembler ! Puisse le Seigneur nous amener à ses pieds, versant des larmes de confusion et de repentir !

Nous n’avons aucune raison d’être fier?

Qu’il me soit permis, mes frères, d’en appeler à vos consciences, et de vous faire sentir la honte et l’énormité de ce péché. L’orgueil n’est-il pas le péché des démons, le premier-né de l’enfer ? N’est-ce pas en lui que se révèle surtout l’image de Satan ? Et peut-on le tolérer dans des hommes, engagés comme nous, à combattre contre le royaume du démon ? Le dessein de l’Évangile est de nous humilier ; l’œuvre de la grâce doit être commencée et achevée en toute humilité. L’humilité n’est point simplement un ornement pour un chrétien ; c’est une qualité essentielle de la nouvelle créature. Être chrétien et ne pas être humble implique contradiction. Tous ceux qui veulent être chrétiens doivent être les disciples de Christ, et « aller à lui pour apprendre » ; et la leçon qu’il leur donne, c’est qu’ils soient « doux et humbles ». Les préceptes et les exemples de notre Seigneur vont tous à cette fin. Pouvons-nous être fiers et orgueilleux quand nous voyons notre divin maître laver et essuyer les pieds de ses serviteurs ? Pouvons-nous dédaigner et éviter la compagnie des pauvres, quand nous le voyons vivre et converser habituellement avec eux ? Hélas ! La plupart de nous se trouvent plus souvent dans la demeure du riche que dans l’humble chaumière du pauvre, qui cependant a surtout besoin de nous. Il semble que nous rougissions d’être avec les personnes humbles et petites, selon le monde, de les instruire dans la voie du salut, comme si nous n’avions à répondre que des âmes des grands et des riches.

De quoi donc sommes-nous si fiers ? Est-ce de notre corps ? Mais n’est-il pas fait des mêmes éléments que celui des brutes ? N’est-il pas, comme le leur, sujet à la corruption et à la pourriture ? — Est-ce des grâces que nous avons reçues ? Mais plus nous en sommes orgueilleux, moins nous avons sujet de l’être, puisque l’humilité fait partie essentielle de la grâce. — Est-ce de notre savoir et de nos connaissances ? — Mais si nous savons quelque chose, nous devons savoir combien nous avons de motifs pour être humbles ; et si notre savoir surpasse celui des autres, notre humilité aussi doit surpasser la leur. Combien tout ce que nous savons est peu de chose, auprès de ce que nous ignorons ! Et combien nous avons peu sujet de nous enorgueillir ! D’ailleurs les démons n’en savent-ils pas beaucoup plus que nous ; et pouvons-nous être fiers d’une science dans laquelle nous leur sommes inférieurs ? Notre grande tâche est d’enseigner l’humilité à notre troupeau ; il serait donc absurde de ne pas la pratiquer nous-mêmes. 

Chose déplorable ! Nous ne nous mettons pas assez en garde contre ce péché ; nous l’apercevons et nous le blâmons chez les autres, mais nous ne le remarquons point assez en nous. Le monde accuse la plupart d’entre nous d’aspirer à la prééminence, d’avoir un esprit de domination, de vouloir tout conduire et tout diriger, et de ne pouvoir souffrir la moindre contradiction. On nous accuse de ne pas chercher la vérité, mais de vouloir imposer nos opinions. Notre orgueil est si évident que tout le monde en est choqué, et nous sommes les seuls à ne pas l’apercevoir. 

Je dois vous parler sérieusement et franchement — réfléchissez-y bien : Croyez-vous vous sauver en prêchant l’humilité et en vous livrant vous-mêmes à l’orgueil ? Croyez-vous, en agissant ainsi, être sincères dans vos exhortations ? Quand nous disons à un homme adonné à l’ivrognerie qu’il ne peut être sauvé à moins qu’il ne devienne tempérant ; à un fornicateur qu’il ne peut être sauvé à moins qu’il ne devienne chaste, ne devons-nous pas nous dire à nous-mêmes, si nous sommes orgueilleux, que nous ne pouvons être sauvés qu’en devenant humbles. En effet, l’orgueil est un plus grand péché que l’ivrognerie ou l’impureté ; et l’humilité n’est pas moins nécessaire que la sobriété et la chasteté. Un homme peut se damner aussi sûrement en prêchant l’Évangile et en affectant une vie sainte, qu’en se livrant aux excès de l’ivrognerie et de l’impureté. Celui qui est saint vit pour Dieu : celui qui est réprouvé vit pour lui-même. Et est-il un homme qui vive plus pour lui et moins pour Dieu que l’orgueilleux ? Et l’orgueil ne peut-il pas faire qu’un prédicateur étudie, prie, prêche et vive pour luimême, quand il semble surpasser ses collègues dans l’exercice de ses devoirs ? L’œuvre, dépouillée de son principe, ne peut nous justifier. En faisant l’œuvre de Dieu, nous pouvons la faire pour nous et non pour lui. 

Je dois l’avouer, si je ne veillais continuellement sur moi, je courrais le risque de n’avoir dans mes études, dans mes prédications, dans mes écrits, d’autre objet que moi-même.

Considérez, mes frères, combien l’œuvre du ministère renferme de pièges capables de nous faire tomber dans l’égoïsme, même en accomplissant des œuvres de piété. Une réputation de piété est aussi séduisante qu’une renommée de savoir. Mais malheur à celui qui prend un renom de piété pour la piété elle-même ! Malheur à lui, « car il aura reçu sa récompense » !


Cet article est tiré du livre Le pasteur chrétien par Richard Baxter